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    Onitsha
    Onitsha

    Onitsha : roman / Jean-Marie-Gustave Le Clézio - Paris : Gallimard, 1991 (Collection La bleue)

    ISBN 978-2-234-08185-7

     

     

     

     

    Fintan, Maou, Geoffroy : trois rêves, trois révoltes.
    Et une même soif. Fintan Allen a douze ans lorsque, le 14 mars 1948, il embarque pour l'Afrique avec sa mère, Maou. Geoffroy Allen, qui avait laissé en France sa femme et son fils, leur a enfin demandé de venir le rejoindre à Onitsha, petit port fluvial où il travaille pour la United Africa. Fintan ne connaît ni son père, ni l'Afrique.
    Maou, elle, rêve d'une Afrique idyllique où elle pourra vivre près de l'homme qu'elle aime, à l'abri des préjugés familiaux qui condamnaient en lui le rêveur sans le sou, et anglais de surcroît.
    C'est une Afrique bien différente qu'elle va découvrir, dévorante, insaisissable. et un conformisme plus oppressant encore : celui du milieu colonial, fait de haines, de mesquineries, d'échecs inavouables.
    Quant à Geoffroy, il est parti pour Onitsha afin de retrouver l'emplacement de la nouvelle Meroë, fondée selon la légende sur une île du grand fleuve par Arsinoë l'Egyptienne, la reine noire. son rêve prend progressivement les couleurs de la défaite : Geoffroy ne trouvera que lui-même.

    Si le roman fait resurgir, aux côtés de Fintan, Maou et Geoffroy, le personnage d'Arsinoë, ou encore les mystérieuses figures des mythes africains, c'est que chacun de nous est une parcelle de la légende universelle qui, depuis les origines, ne cesse de s'écrire.
    Ce livre est pareil à l'Afrique : il brûle "comme un secret, comme une fièvre". s'il s'en dégage malgré sa violence un tel sentiment de sérénité, c'est que, chez Le Clézio, même la fièvre, même la révolte, même la défaite sont les couleurs de la paix.

    présentation de l'éditeur


     Au fil de la presse...

    L'Afrique, mythique et charnelle

    Il a douze ans, il s'appelle Fintan, il regarde sa mère, Maria Luisa, la belle Italienne, qu'il appelle Maou, et il a des larmes dans les yeux. Parce qu'il devine que sa vie va basculer. Fintan et Maou viennent de s'embarquer, en mars 1948, sur le Surabaya, vers l'Afrique de l'Ouest. Où les attend, dans un pays inconnu, un homme que Fintan redoute sans vraiment le connaître, et qu'on lui dit être son père.
    Goeffrey, un Anglais, que Maou l'Italienne avait rencontré très jeune, et dont elle avait très vite attendu cet enfant, Fintan. Et puis il y a eu la guerre, Geoffrey est parti, il est aujourd'hui à Onitsha, dans ce pays lointain d'Afrique, où sa femme et son fils vont enfin le rejoindre. Elle est pleine d'amour, de rêves ensoleillés, d'espoir, lui est inquiet, hostile, conscient d'aborder une vie nouvelle, inconnue, où sa mère « ne sera peut-être plus sa mère » à cause de cet homme qui « ne serait jamais son père ».
    Alors, pendant la longue traversée, sous le ciel bas, d'un gris laiteux, dans le bruit des machines et des coups de marteaux des Noirs, Krouis, Ghans, Yorubas, Ibos, Doualas, dont les femmes, sur le pont de charge, font têter des nourrissons pleurnicheurs tandis que, pour payer leur voyage, les hommes frappent la coque du navire pour arracher la rouille, Fintan commence d'écrire, sur un petit cahier à dessin, « Un long voyage », l'histoire d'Esther, qui arrive en Afrique en 1948...
    Les rivages lointains de l'enfance
    Jean-Marie le Clézio avait, lui, huit ans quand il s'est embarqué au lendemain de la guerre, avec sa mère, pour l'Afrique où l'attendait un père anglais et inconnu. Médecin, et non employé d'une entreprise de négoce. Mais sans doute tout aussi redouté, et tout aussi lointain. Jean-Marie Le Clézio, qui avait déjà dans « Le Chercheur d'Or » abordé les rivages lointains de son enfance à l'île Maurice revient ici, à cinquante ans passés, aux sources de sa vocation, et de son inlassable fascination pour les fleuves que l'on regarde lentement couler entre les rives brûlées, pour les déserts incandescents, pour les regards fiers des descendants de peuples indomptables aujourd'hui réduits à l'humiliation.
    Jean-Marie Le Clézio nous emmène au ceour des images qui l'ont hanté, des sensations qui l'ont forgé, des injustices qui l'ont blessé et c'est, une fois encore, très beau...
    Fintan, l'enfant débarquant dans un continent inconnu, dont il ne parle pas la langue, dont il ne connaît pas les pièges, Fintan otant à jamais ses chaussettes de laine, envahies de fourmis rouges, pour marcher, avec son copain et initiateur Bony, pieds nus dans la brousse aux hautes herbes coupantes, Fintan épiant, sur la berge du fleuve, les femmes prenant leur bain, et découvrant, dans l'épave d'un bateau de guerre anglais, la belle Oya aux yeux en amandes clouée au sol par le désir d'Okawho, un jeune noir aux joues et au front incisés de marques violettes, Fintan apprivoise peu à peu l'Afrique. Remontant la rivière Omerun en pirogue, partant de plus en plus loin, à l'aventure, les pieds nus désormais en corne dure sur la terre brûlée et craquante, « au coeur de son rêve ».
    A ses côtés, inquiète, solitaire, Maou, qui rêvait d'une Afrique romantique, s'ennuie sous les tôles torrides de sa maison à l'écart de la ville, déteste le milieu colonial, le Club où l'on se gave de médisances, et cette bonne conscience méprisante du « District Officer » paradant devant son somptueux buffet tandis que, sous les yeux de ses invités, une horde de noirs enchaînés creuse, sous le soleil aveuglant, sa future piscine. Vision fugitive, mais inoubliable, d'un colonialisme que Le Clézio ne dénonce pas lourdement, mais n'oublie pas au passage...
    Un hymne superbe
    Quant à Geoffrey, modeste employé de la United Africa, qui passe l'essentiel de son temps à faire l'inventaire de caisses de savon, de papier hygiénique et de boîtes de corned-beef, et s'avère le père sec et sévère que Fintan imaginait, il rêve aussi, derrière ses petites lunettes.
    Il rêve de retrouver les traces de la ville dont Meroë, la dernière reine noire d'Egypte, avait eu la vision, et vers laquelle, à travers le désert, elle avait jadis entraîné son peuple. Morte en route, telle une momie desséchée, Meroë hante l'employé de la United Africa qui finit par s'enfoncer, en suivant le fleuve, jusqu'à ce « lac de vie » caché au fond de la forêt et dont l'eau froide éteint un moment la brûlure de l'obsédante quête de l'inaccessible...
    Très proche de simples souvenirs d'enfance, parce ce que l'on y ressent, très concrètement, les haines, les peurs, les désarrois et les émerveillement d'un gamin qui ressemble sans doute beaucoup à l'auteur, le nouveau livre de Le Clézio est aussi un superbe hymne aux mystères et aux violences d'une Afrique découverte « comme un choc physique ». Une Afrique de sensations où, sous la pluie qui chaque soir chassait les vols d'ibis encore éclairés par le soleil, « tout était pris, disparaissait dans l'eau du ciel, l'eau du fleuve, tout était noyé », tandis que « le vacarme était partout, jusqu'au fond du ciel ».
    Une Afrique où les perdrix jaillissaient entre les buissons d'épines, où la nuit s'emplissait toujours de roulements de tambours en un bruit « étrange, très doux, une palpitation, un froissement léger comme s'il calmait la violence des coups de tonnerre ». Une Afrique que les Blancs, au seuil des années 50, piétinent et défigurent sous leurs derricks, et que Fintan quittera pour toujours sans jamais l'oublier. Comme Jean-Marie Le Clézio, qui sait, dans ce livre à la fois plus charnel que d'autres, mais tout aussi limpide, nous en restituer la magie, la rudesse, la misère et les mythes.

    Annie Coppermann (Les échos)

     


    Stylistique de l’obsession transmise dans Onitsha de Le Clézio

    Clarisse Barbier
    University of Kansas

    Onitsha, publié en 1991, relate l’aventure africaine de Fintan, enfant de Maou et de Geoffroy. Les études précédentes sur ce roman se penchent surtout sur la question du post-colonialisme, du sacré (Miller, Malaise), de la mémoire (Damamme-Gilbert) et même de la polyphonie (Van Acker), mais peu d’études linguistiques et stylistiques ont été faites. C’est ce que je vais entreprendre dans cet article, afin d’éclairer des passages ambigus et établir la distance ou influence discursive qui fait écho à la relation entre père et fils. Katsberg a établi une analyse lexicale des différentes parties d’Onitsha (le texte principal contre les colonnes à marges élargies) pour déterminer leur rôle dans le contenu et structure de l’œuvre. Katsberg conclut que les deux types de textes ne sont pas autonomes mais au service d’une même histoire. Dans cet essai, mon analyse diffère en ce que j’analyserai cette œuvre non seulement au niveau lexical mais aussi syntaxique, et mon travail servira à éclairer les passages dont le discours est ambigu et surtout pour définir dans quelle mesure le discours de Fintan adulte est coloré par celui de son père. Mon étude se focalisera donc principalement sur les colonnes à marge élargie. Ces colonnes sont au nombre de neuf et représentent majoritairement les pensées, les rêves et les explorations de Geoffroy au sujet de l’histoire des migrations du peuple de Meroë.

    La plupart des historiens, comme M. D. W. Jeffreys à qui le livre est dédié, soutiennent une thèse hamitique décrétant que la diffusion de progrès techniques provenait de l’Egypte vers le Niger, et non l’inverse. Il est difficile de déterminer l’origine de la migration, à l’époque de l’Ancienne Egypte, et dans ce but, les historiens comme Jeffreys se sont penchés notamment sur les similarités religieuses et rituelles des différents peuples. Parmi les rituels, Jeffreys se focalise sur la scarification itsi qui s’effectue sur le visage d’individus comme “sign of status, rank, or nobility” (Jeffreys 96). Dans les colonnes, ce signe itsi est un motif qui représente une quête pour Geoffroy qui dépasse la simple curiosité historique. Comme il est difficile de retracer l’origine de la migration africaine, aux témoignages historiques se mêle le récit légendaire sur la reine de Meroë. Des éléments, réels et légendaires, se mélangent dans les colonnes où Geoffroy intériorise ces éléments discursifs, au point de s’isoler dans cet imaginaire, et s’éloigner de sa famille. La thématique de l’obsession identitaire est d’ailleurs un autre motif chez Le Clézio, comme on peut le voir aussi dans les œuvres Voyage à Rodrigue (1985) et Le Chercheur d’or (1986). Afin de déterminer l’idéologie discursive des colonnes, il me faut d’abord passer par une étude de style.

    Comme Spitzer le notait, dans la stylistique “le savoir proprement linguistique (et qui répond à la question: comment la variation s’est-elle produite?) n’a plus qu’une valeur instrumentale et se subordonne à la question: pourquoi la variation s’est-elle produite?” (8). Je vais donc d’abord déterminer comment un phénomène discursif se manifeste, pour ensuite définir pourquoi il se manifeste. Ainsi, pour Spitzer,

    la linguistique offrira ses ressources au bénéfice d’une stylistique appliquée aux œuvres littéraires. […] Demander le pourquoi du fait linguistique n’est dès lors plus seulement une curiosité légitime: c’est une démarche nécessaire, qui fait découvrir la motivation, la fin visée, le pouvoir organisateur. (9)

    Grâce à cette approche je parviendrai à quantifier le “pouvoir organisateur” du discours des colonnes, et voir ainsi s’il se transmet de Geoffroy à Fintan à l’âge adulte. J’étudierai le concept de Bakhtine d’intériorisation du discours et observerai dans quelle mesure l’absorption d’un discours autre (celui du récit de la légende de Meroë par Geoffroy, l’obsession de son père par Fintan, etc.) s’opère. Dans une première partie, grâce à une approche ascendante du discours de Geoffroy—partant du lexique à la syntaxe pour finir dans une étude textuelle plus globale—je catégoriserai les éléments principaux qui participent à la création d’un discours obsessionnel. Puis, dans une deuxième partie, je verrai comme ce discours obsessionnel entraine l’isolement—discursif, idéologique mais aussi spirituel et psychologique—de Geoffroy. Enfin, dans une troisième partie, à la lumière des résultats de nos parties précédentes, j’analyserai les passages dont la source discursive est ambiguë, notamment la scène de la mort de Geoffroy, ainsi que la lettre de Fintan, adulte, qu’il écrit à sa sœur, afin de prouver que Fintan intègre le discours de son père.

    Lexique et syntaxe d’une obsession

    Dans Onitsha, Geoffroy est un personnage décrit comme mari et père absent selon les pensées de sa femme et de son fils. Non seulement il a été éloigné depuis la naissance de Fintan, à cause de la Seconde Guerre mondiale, mais lorsque Maou et Fintan le rejoignent à Onitsha, ces derniers constatent qu’il est rarement présent. En effet, souvent Maou se réveille dans la nuit et observe: “Geoffroy rentrait toujours si tard” (93). Le narrateur offre aussi la perspective de Fintan: “Geoffroy Allen était absent, il rentrait tard. Il allait chez Gerald Simpson, chez le juge, il allait à la grande réception chez le Résident, en honneur du commandement du 6e bataillon” (90). Fintan appelle Geoffroy par son nom complet, comme dans l’exemple cité plus haut, ou encore “porco inglesi” (75, 80), marquant sa distance affective envers Geoffroy, en rejet du lien paternel que Fintan ne reconnait pas. Geoffroy lui-même le constate: “ce fils né au loin, qu’il n’a pas vu grandir, pour qui il n’est qu’un étranger” (99). Le père brille donc par son absence dans sa vie familiale et par le peu d’interaction qu’il a avec sa femme et son fils. En effet, les rares instances de discours direct de Geoffroy envers ses proches sont des phrases courtes, très simples. La première parole dite à Fintan est “tu vas bien, boy?” (65), ce qui, pour une toute première rencontre avec un membre de famille intime, apparait simpliste et distant, et ne traduit ni enthousiasme, ni émotion particulière. Il en va de même pour son discours direct envers Maou, sa femme, qu’il appelle ici par son nom complet et non son diminutif affectif “Maou”: “Dors, Maria Luisa, Fintan est revenu […] Il était à l’embarcadère. C’est Elijah qui l’a ramené” (128). On voit donc que le discours de Geoffroy, quand dirigé vers sa famille—c’est-à-dire les personnes censées faire partie de son cercle relationnel le plus intime—n’est pas élaboré, lui qui aimait passionnément Maou, et exprimait dans ses lettres son impatience de les retrouver: “Quand vous serez à Onitsha. Je vous attends tous les deux, je vous aime” (25) et “Quand nous serons réunis à Onitsha” (97). Le discours de Geoffroy dans ces lettres anticipe une situation, et par conséquent, s’exprime par le biais du futur, d’une attente insatisfaite—en d’autres termes, d’une situation non-réelle car pas ancrée dans le présent. Lorsque le discours de Geoffroy est dirigé vers l’objet de ses recherches, l’histoire d’Onitsha, ce discours prend en revanche une toute autre forme, tant au niveau purement formel qu’au niveau lexical.

    Une exception formelle à la narration d’Onitsha est la représentation du discours de Geoffroy à travers les petites colonnes. Ces passages sont faits d’introspections et de rêves de Geoffroy, ainsi que d’informations historiques, avec de très rares dialogues ou d’incursions discursives d’autres personnages. Dans ces colonnes, le texte apparaît dans un espace aux marges considérablement réduites; les marges à droites traditionnelles—à travers la majorité de ce roman—sont de 1.5 cm contre 3.5cm pour celles des petites colonnes. Le Clézio fait le choix de mettre physiquement en exergue ce type de discours. Les colonnes donnent l’effet d’un journal intime (et pas uniquement de recherche puisqu’on y voit les émotions de Geoffroy), un récit dans un récit—une métadiégèse ou métalepse. Le Clézio en utilise dans diverses œuvres:

    Le troisième chapitre [du roman La Quarantaine], précisément intitulé “La quarantaine,” représente le roman dans le roman, une “métalepse” […] qui s’érige en récit autonome. Mise en abyme orientée vers le passé diégétique, ce roman dans le roman équivaut au “rêve” […] du narrateur premier […] Le récit de cette épopée adopte une typographie différente, tout comme […] la quête de Geoffroy dans Onitsha, un procédé qui peut signaler “la présence de quelques aspects de l’altérité” (Dictionnaire Le Clézio, La Quarantaine).

    Le discours de Geoffroy, quand il s’agit de sa quête historique sur le passé de Meroë, crée donc une métalepse, un récit “autonome” au sein du récit principal. L’autonomie de ce récit apparaît non seulement dans son formatage unique, mais aussi dans le contenu qui diffère grandement des paroles simplistes et distantes de Geoffroy envers sa famille.

    Pour identifier le caractère autonome de cette narration, j’ai eu recours notamment à un outil d’analyse textuelle, Voyant, qui permet un examen linguistique et lexical, notamment en générant des représentations visuelles. Avec Voyant, j’ai analysé uniquement les colonnes qui étaient reliées à Geoffroy sans ambigüité. Grace à cet outil de visualisation, je vais pouvoir élucider ce célèbre roman de façon novatrice et significative. J’ai exclu un passage ambigu (Onitsha 243–47) figurant dans une colonne, que nous étudierons plus tard afin d’en résoudre la source discursive grâce à notre étude du discours de Geoffroy. J’ai aussi bien entendu exclu la colonne qui représente la lettre de Fintan à Marima.

    Regardons le lexique de Geoffroy dans ces colonnes. Nous savons que Geoffroy fait des recherches sur l’histoire de Meroë dès le départ. Néanmoins, à cause de son absence—forcée par la guerre ou choisie par le travail et les recherches—Maou comme le lecteur n’en savent pas plus. Ce n’est qu’au moment où la première colonne apparait que le lecteur—mais pas Maou, puisqu’elle n’a pas accès à cette métadiégèse—se rend compte de la portée qu’a l’histoire d’Onitsha sur Geoffroy, qui se traduit dans le lexique utilisé. Parmi les occurrences les plus courantes, “fleuve” est le mot le plus fréquent, apparaissant 63 fois à travers toutes les colonnes analysées. “Soleil” apparait 53 fois; “Meroë,” 36 fois; et “signe,” 29 fois, pour ne citer que quelques occurrences majeures. En comparaison, “Fintan” n’apparait qu’une fois. Grâce à Voyant, on peut constater la prévalence de certains mots de façon imagée, comme dans la Figure 1:

    Figure 1. Voyant

    Le nuage de mots-clés ci-dessus transcrit la fréquence lexicale à travers la taille des mots—plus le mot est large, plus il est fréquent. Ce type de visualisation est utile car il permet une appréhension immédiate et concise du lexique d’un texte. Ce procédé mime ainsi la place métaphorique que certains signifiants ont dans le discours interne de Geoffroy, place représentée par la largeur du signifiant représenté. Le mot “fils” apparait 15 fois. Cependant en observant le contexte de ses occurrences, il est intéressant de noter 1 seule fait référence à Fintan, le fils de Geoffroy; les 14 autres font référence à des personnages historiques ou légendaires. A travers cette analyse, on constate donc que même le lexique de la famille s’apparente en fait à l’histoire d’Onitsha. On commence alors peu à peu à comprendre la distance entre Geoffroy et la réalité, ainsi que l’étendue de l’obsession de Geoffroy avec l’histoire de Meroë.

    Poursuivons notre approche ascendante et étudions la syntaxe. Au-delà de la répétition purement lexicale dans les colonnes de Geoffroy, certaines structures syntaxiques se répètent également. Par exemple, on trouve 49 occurrences de structures de type “c’est + phrase nominale”: “c’est le signe qui est entré en lui, […] l’a marqué lui aussi sur son visage trop blanc” (100), “c’est elle qu’il voit” (142), etc. Selon les règles grammaticales, “l’extraction d’un constituant au moyen de c’est/il y a …qui permet la focalisation d’un constituant, c’est-à-dire sa mise en évidence comme propos” (Riegel 608). La structure de type “c’est + phrase nominale” est un donc procédé emphatique, qui met l’accent sur la phrase nominale qui suit “c’est” car cette structure place au premier plan une phrase nominale choisie, qu’elle soit sujet ou objet du verbe suivant. Parmi les 49 occurrences, 45 font référence directement ou indirectement aux éléments de la quête de Geoffroy (signes, fleuve, reine noire, endroits historiques et sacrés). La syntaxe emphatique traduit bien l’importance de certains sujets, à l’avant-scène de l’esprit de Geoffroy.

    Aux structures emphatiques se mêlent la longueur de la phrase elle-même, et la conséquence de cette longueur sur la continuation du thème de la phrase. Le thème—“ce dont parle le locuteur” (Riegel 605)—dans les petites colonnes se maintient implicitement au-delà de la phrase originale pour se retrouver dans la phrase suivante. Ce procédé requiert donc que le lecteur se rappelle activement l’origine du thème pendant la lecture, puisque ce thème ne sera pas explicitement répété. Regardons un passage pour une observation du phénomène de maintien thématique à un niveau plus global:

    C’est le visage sculpté des marques itsi, le visage masqué des Umundri. Sur les quais d’Onitsha, le matin, ils attendent, immobiles, en équilibre sur une jambe, pareils à des statues brûlées, les envoyés de Chuku sur la terre.

    C’est pour eux que Geoffroy est resté dans cette ville, malgré l’horreur que lui inspirent les bureaux de la United Africa, malgré le Club, malgré le Résident Rally et sa femme, leurs chiens qui ne mangent que du filet de bœuf et qui dorment sous des moustiquaires. Malgré le climat, malgré la routine du Wharf. Malgré la séparation d’avec Maou, et ce fils né au loin, qu’il n’a pas vu grandir, pour qui il n’est qu’un étranger.

    Eux, chaque jour, sur le quai, dès l’aube, attendent on ne sait quoi, une pirogue qui les emmènerait en amont, qui leur apporterait un message mystérieux. Puis ils s’en vont, ils disparaissent, en marchant à travers les hautes herbes, vers l’est, sur les chemins d’Awgu, d’Owerri. Geoffroy essaye de leur parler, quelques mots d’ibo, des phrases en yoruba, en pidgin, et eux, toujours silencieux, non pas hautains, mais absents, disparaissant vite à la file indienne le long du fleuve, se perdant dans les hautes herbes jaunies par la sécheresse. Eux, les Umundri, les Ndinze, les “ancêtres,” les “initiés.” (Onitsha 99­–100, caractères en gras ajouté)

    Le thème du discours en gras est “les Umundris,” le peuple africain auquel s’intéresse Geoffroy. Ce thème est alors maintenu à travers le passage entier, seulement référé par les pronoms eux, ils, les, leurs (en gras également ici). Dans les deux premiers paragraphes, la référence des pronoms est facilement compréhensible. Cependant, à partir du troisième paragraphe, il est moins évident de suivre la référence puisque d’autres personnages sont nommés (ex: Maou, Fintan), et “lorsque plusieurs groupes nominaux peuvent jouer le rôle d’antécédents d’un même pronom, le récepteur rencontre des ambiguités” (Riegel 611). En effet, Maou et Fintan pourraient, grammaticalement, correspondre aux pronoms pluriels qui suivent. Le caractère alors ambigu du thème, et surtout le fait que le thème n’est pas répété explicitement durant les longs paragraphes, exige du lecteur un travail de mémoire actif. Pour une compréhension optimale du discours de Geoffroy, le lecteur doit donc activement garder à l’esprit le thème initial du discours, sous peine de se perdre dans le flot ininterrompu des mots de Geoffroy. Ce discours continuel, à ellipses, requiert du lecteur une immersion complète dans l’esprit de Geoffroy et de sa passion pour les Umundris pour que le lecteur puisse résoudre l’origine des pronoms. Ce maintien thématique confirme ainsi la qualité obsessive du discours interne de Geoffroy, et invite le lecteur à une immersion discursive totale.

    Isolement narratif et spirituel

    Maintenant que nous avons prouvé, grâce à une étude lexicale et syntaxique, la nature obsessive du discours de Geoffroy, poussons notre analyse pour voir à quel point Geoffroy est isolé dans cette obsession. Tout d’abord, le format des colonnes en lui-même est éloquent. Les larges marges mettent de toute évidence en exergue le discours interne de Geoffroy comparé au reste du roman. Nous avons parlé plus tôt de l’autonomie de cette métalepse, tant au niveau formel qu’au niveau du contenu. Mais après avoir constaté l’ampleur de l’obsession de Geoffroy, devrait-on parler d’autonomie ou d’isolement pur et simple? L’autonomie est définie par Larousse comme “Capacité de quelqu’un à être autonome, à ne pas être dépendant d’autrui; caractère de quelque chose qui fonctionne ou évolue indépendamment d’autre chose” alors que l’isolement est défini comme “État de quelqu’un qui vit isolé ou qui est moralement seul. Séparation d’un individu—ou d’un groupe d’individus—des autres membres de la société.” Autonome ne veut donc pas nécessairement dire isolé, et la question de l’isolement se pose après notre analyse lexicale qui a montré, par exemple, que Fintan n’est pas présent dans les pensées de son père puisque son nom n’apparaît qu’une fois, et que les occurrences de “fils” font majoritairement référence à des personnages inconnus et/ou légendaires. D’après ces données, on est plus à même de déclarer Geoffroy isolé qu’autonome, puisqu’il apparait comme séparé de sa communauté, que ce soit sa famille ou les autres administrateurs coloniaux. Geoffroy se sent “moralement seul,” pour reprendre le terme de la définition d’isolement, car il se trouve non seulement émotionnellement séparé de sa propre famille dans le présent, mais aussi temporellement et racialement séparé de la société passée de Meroë.

    Nous avons montré, dans la première partie, que le lexique de la légende de Meroë prend le dessus. Geoffroy a eu accès à ce vocabulaire sur le peuple de Meroë grâce à autrui: d’abord avec Sabine Rhodes, puis Geoffroy se plonge dans des ouvrages historiques. Geoffroy entre également en contact avec le récit légendaire grâce à un vieil homme, Moises (101) qui lui raconte son propre témoignage, et récite les paroles du Livre des Morts. Geoffroy va alors intérioriser ce récit, ce vocabulaire du livre des Morts, qu’il fera sien: il l’écrit puis le répète (137), et ces paroles “résonnent” en lui (138). A cause de cette intériorisation continue, il est prévisible que le langage du mythe se retrouve tout au long des colonnes, ainsi que nous l’avons vu dans la Figure 1. Geoffroy intègre complètement cette force discursive comme sienne dans le passage suivant: “Alors quelque chose s’ouvre dans le cœur de Geoffroy. C’est le signe marqué sur la peau du visage, gravé au couteau et saupoudré de cuivre” (103). Le moment où Geoffroy sent son cœur se graver du signe itsi marque la transformation psychologique du personnage qui se sent enfin en appartenance avec le récit de Meroë. Ce processus d’intégration se fait grâce aux sensations intenses, et mystiques, que Geoffroy éprouve:

    (F)or Le Clezio, it is as if the senses offered the only path to, literally, “making sense” of the world. In lieu of intellectual abstraction, he professes to prefer thought in its nascent state, that is to say, at its purest and most “alive” […] Understanding thus resides in the immediacy of experience, apprehended before it is processed by intellectual rationalisation because our senses cannot lack integrity. (Vassilatos 65)

    La légende de Meroë semble donc gouverner la réalité de Geoffroy comme nouvelle norme, et pour une nouvelle identité dépassant son statut de colon étranger grâce au vocabulaire du mythe, qui l’isole d’autant plus dans un espace liminal.

    La quête du passé de Meroë est une quête en solitaire car identitaire. Nous en avons vu plusieurs exemples plus haut, mais un élément majeur qui va démontrer cet isolement à travers les colonnes sera l’étude de la présence des occurrences les plus nombreuses en relation avec Geoffroy—regardons la Figure 2:

    Figure 2. Voyant

    Dans la figure 2, Voyant génère un graphique dont l’axe x est la fréquence relative d’un mot aux autres, et l’axe y représente les segments du texte (toutes les colonnes de Geoffroy). On peut observer que depuis le début et pendant la majorité du texte, les termes les plus récurrents—liés à la quête de Meroë—s’entremêlent de façon homogène pour la plupart du temps. La quête commence vraisemblablement par l’idée des “signes” itsi et ses symboles tels que le soleil. Le fleuve apparait tôt également et c’est au milieu de la quête de Geoffroy que son appel se fait plus fort. Le nom de Geoffroy se mêle en filigrane aux termes mystiques et symboliques de sa quête, “littéralement habité par le mythe comme s’il devait se retrouver en allant au bout de son exploration” (Pien 16). Pien identifie d’ailleurs le moment de rupture dans les colonnes, quand Geoffroy “entre dans le mythe pour s’y confondre” (60). On peut en effet constater d’après la Figure 2 que vers la fin du texte analysé, le nom de Geoffroy se distingue des autres termes. A travers ce procédé linguistique, la narration indique que la conscience de soi de Geoffroy, par la répétition de son nom, émerge et s’établit: pour Geoffroy, la quête de Meroë n’était pas une investigation historique, mais il “s’agissait pour lui d’une quête spirituelle” (Clerc 56).

    La spiritualité liée à l’identité est un thème récurrent chez Le Clézio, et ici, nous sommes témoins de l’entrée de Geoffroy dans un domaine spirituel encore inconnu pour lui jusque-là. En parallèle, on peut se rappeler l’évènement entre Fintan et les termitières: Fintan attaque sans arrière-pensée des termitières et Bony, son ami du village, accourt pour l’arrêter en expliquant que les termites sont des dieux. Comme le remarque Trzyna:

    Certainly one can see in this scene a separation of the sacred and the profane. […] There is also a colonial motif: the young child of the colonizers savagely attacks something he does not understand and destroys an essential part of the environment and its culture. […] The termites are god because without them the grasshoppers will disappear. Everything is connected. The key lesson is to understand that connectedness and to participate in it willingly rather than to disregard it or even worse take measures to destroy it. (576–77)

    Geoffroy transcende donc son identité de colon, contrairement à Fintan dans l’exemple ci-dessus, en se sentant intégré au mythe de Meroë. La conclusion que la quête de Meroë est spirituelle corrobore donc l’analyse de Pien, énoncée plus haut, notant que Geoffroy doit “se retrouver” à la fin de son exploration. Certains critiques voient cet entremêlement entre Geoffroy et le peuple de Meroë une raison intime chez Le Clézio: “l’ouverture leclézienne au savoir mythique ou légendaire des communautés qu’il fictionnalise souligne le désir de l’écrivain de forger des liens tant syntagmatiques que paradigmatiques avec les peuples et ce, jusqu’à l’origine du temps” (Lohka 35). Le Clézio tente donc ici de créer, à travers des procédés linguistiques, un lien intime entre Geoffroy et le peuple de Meroë, jusqu’à brouiller la frontière entre discours légendaire et discours intérieur de Geoffroy.

    Sources discursives ambigües et transmission de l’obsession paternelle

    Puisque nous venons de déterminer les facteurs déterminants du discours de Geoffroy, tournons-nous enfin vers les passages que nous avons exclus auparavant à cause de potentiel ambiguïté, ou l’évidente extériorité à Geoffroy de la lettre de Fintan à Marima. Le premier extrait exclu se trouve après la guérison de Geoffroy (243–47) et le caractère ambigu se pose car, malgré le fait que nous avons établi que Geoffroy a intériorisé le discours sur le peuple de Meroë, ce passage ne comporte pas ou très peu les termes qui hantaient Geoffroy durant sa quête:

    Figure 3. Voyant

    Les termes les plus fréquents ici sont des noms de lieux et d’éléments bel et bien historiques, comme la présence des soldats anglais et la destruction de l’oracle. Les termes qui envahissaient Geoffroy durant son exploration n’apparaissent pas ici: “fleuve” n’est jamais mentionné, “signe” et “soleil” apparaissent deux fois. Que ce passage provienne du narrateur, à la voix omnisciente et neutre, ou de Geoffroy, il est clair qu’une rupture discursive s’opère nettement entre cette colonne et toutes les colonnes précédentes. Puisque les colonnes ont été jusqu’ici un signe de l’intériorité de Geoffroy—de plus, ce passage particulier est directement suivi par une introspection explicite de Geoffroy—nous estimons que ce discours appartient bien à Geoffroy. Le format de petites colonnes et le changement abrupte de ton dans une colonne agissent ainsi comme la “ficelle,” l’aide au lecteur, dont Wayne Booth parle dans sa Rhetoric of Fiction, car ensemble ils forment un “ostensibly dramatic move […] dictated by the effort to help the reader grasp the work” (xiii). La transformation discursive au sein des colonnes marque le tournant dans l’évolution de Geoffroy, dont les comportements ont jusqu’ici toujours été dictés par l’obsession pour Meroë. Geoffroy est transformé par sa maladie et la possibilité de la mort: même s’il pense encore au peuple de Meroë, il n’est plus sous l’emprise d’une obsession mystique, il s’ancre dans la réalité historique, factuelle. Après le “baptême” et après avoir frôlé la mort, Geoffroy ne considère plus son exploration comme source de spiritualité, mais l’observe simplement à travers le prisme des faits, de l’Histoire. C’est donc pour cette raison que le vocabulaire légendaire et mystique ne gouverne plus le discours du personnage ici. Dans la même colonne, le dernier paragraphe est clairement séparé du premier passage sur l’Histoire d’Aro Chuku par un espace dans la mise en page. On y trouve une introspection de Geoffroy qui se repose près de Maou:

    Sur le lit de sangles, Geoffroy écoute la respiration de Maou. Il ferme les yeux. Il sait qu’il ne verra pas ce jour. La route de Meroë s’est perdue dans le sable du désert. Tout s’est effacé, sauf les signes itsi sur les pierres et sur le visage des derniers descendants du peuple d’Amanirenas. Mais il n’est plus impatient. Le temps n’a pas de fin, comme le cours du fleuve. […] Il sent son odeur de la nuit, douce et lente, il écoute la respiration de Maou qui dort, et tout d’un coup, c’est ce qu’il y a de plus important au monde. (247–48)

    La forme cyclique du texte, construite grâce aux répétitions des phrases situées au début et à la fin “Geoffroy/il écoute la respiration de Maou,” montre un changement radical dans le discours de Geoffroy, et donc dans sa psychologie. “Maou”—mentionné 3 fois alors que les termes autrefois obsédants comme “signe,” “Meroë” ou “fleuve” n’apparaissent qu’une fois—se pose ici comme force centripète, stabilisatrice, dans le langage, dans la perspective du monde de Geoffroy, puisqu’être près d’elle et l’entendre respirer est “ce qu’il y a de plus important au monde.” Geoffroy a perdu son impatience en réalisant et acceptant que “il ne verra pas ce jour” et “comme Fintan et Maou, Geoffroy apprend à accepter le temps et la mort […] Ces trois êtres se retrouvent, à la fin du roman, dans une perception commune du temps” (Pien 47). Ce passage introspectif montre bien que Geoffroy parvient finalement à sortir de son obsession et se recentre sur sa famille, sur une réalité plus concrète. Ce rapprochement entre Geoffroy et sa famille se trouve renforcé lorsqu’il tente de transmettre son savoir à Fintan, l’incluant avec ce “nous” dans des potentiels projets d’explorations futurs.

    Un autre passage ambigu se trouve en dehors des colonnes, lors de la mort de Geoffroy (284–87). Après une description des soins de Maou envers un Geoffroy inconscient, la narration plonge dans ce qui semble être l’esprit de Geoffroy: “Peut-être que Geoffroy l’entend, là-bas, si loin, là où son esprit glisse et se détache de son corps.” (284). A partir de ce moment-là, on observe une transition vers une focalisation interne qui rappelle le discours des colonnes où Geoffroy laissait libre cours à son obsession. On retrouve en effet les tournures d’emphase “c’est + phrase nominale” à multiples reprises: “c’est le signe itsi,” “c’est ici que la reine noire a conduit son peuple.” Les termes les plus récurrents sont les mêmes que dans les colonnes du discours obsessif: “lumière,” “signe,” “soleil,” “fleuve,” comme on peut le voir dans la Figure 4:

    Figure 4. Voyant

    Figure 5. Voyant

    Contrairement à la colonne précédente, qui prouvait une séparation entre Geoffroy et le mythe, on observe ici une complète absorption de Geoffroy par la légende de Meroë. Comme on le voit dans la Figure 5, Geoffroy, en train de mourir, se voit suivre le fleuve pour s’intégrer aux éléments légendaires, au même plan grâce à une fréquence lexicale égale. Dans sa mort, il va voir que “la nouvelle Meroë s’étend entre les deux rives du fleuve […] à l’endroit même où il a attendu pendant toutes ces années.” (285). Puis au moment de sa mort, il ne s’appelle plus Geoffroy mais “l’homme qui va mourir” (287), comme si cette scène était vu à travers des axes métaphysiques de vie ou de mort, et non plus simplement selon l’individualité de Geoffroy et de son obsession. On observe une répétition des images du moment où Geoffroy est en paix avec lui-même sur son lit en écoutant la respiration de Maou: “la route de Meroë s’est perdue dans le sable du désert” et “le temps n’a pas de fin” (248), et au moment de sa mort il dit que “le sable du désert a recouvert les ossements” et que “la route de Meroë n’a pas de fin” (287). Puisque Geoffroy réutilise des expressions similaires à celles qu’on trouve dans la colonne où il est en accord avec son présent et sa vie de famille (247–48), il semble que la mort réconcilie Geoffroy avec la légende de Meroë, ravivant ce sentiment de véritable bonheur—son visage reflète d’ailleurs “une telle joie” (286)—et de résolution qu’il avait sur son lit de sangles près de Maou.

    Nous avons vu déjà dans le passage avec Maou (247–48) que Geoffroy trouve la paix et le bonheur quand il accepte le concept du temps infini, et cela est de nouveau actualisé dans sa mort. Pien note que “le parcours de Geoffroy ressemble à une lente préparation à la mort, ce qui signifie que l’une des raisons de l’obsession de Geoffroy vis-à-vis du mythe de la reine de Meroë était au départ une peur de la mort, une peur du temps” (Pien 63). Geoffroy, pour vaincre sa peur de la mortalité, se passionne pour la légende car, contrairement aux hommes “l’histoire ne meurt pas, elle se réincarne, tout le temps” (63). Même si le peuple de Meroë a disparu, les historiens ont écrit des récits, mais aussi la légende se transmet encore oralement, comme grâce à Moises. Pien décrypte la métaphore du fleuve qui envahit le roman: “Les mythes sont des fleuves qui, confluents d’abord, ont, cependant, la même source. Il faut donc, pour Le Clézio et pour Geoffroy, remonter à la source commune, là où le monde peut s’écrire avec un seul nom” (67). L’entremêlement de Geoffroy au fleuve mythique, comme vu dans la Figure 5 au niveau purement lexical, est donc est donc une stratégie pour s’attacher à une source d’une “union fondamentale” (67) qui permet d’accéder à une forme d’immortalité, celle qui est offerte par le mythe. On peut d’ailleurs comparer les tournants dans le discours de Geoffroy. En effet, dans sa maladie, il est encore effrayé par la mort et sa finitude: “tout est terminé. Il n’y a pas de paradis” (225), mais une fois qu’il dépasse son angoisse en entrant dans le mythe, Geoffroy apprécie l’idée que “le temps n’a pas de fin” (248). Geoffroy, en mourant, se sent absorbé par une lumière: “C’est bien celle [lumière] de l’éternité puisqu’elle survit au sable du désert, aux ossements enfouis, et qu’elle emporte Geoffroy au-delà de sa disparition physique sur une route “qui n’a pas de fin” (Clerc 58). Geoffroy meurt heureux puisque, selon sa perspective, il a vaincu la mortalité. Il a réussi à entrer dans la légende et accéder au secret du mythe du peuple de Meroë—cette vérité que “seul le poids de son corps l’empêchait” de voir (285).

    Étudions maintenant la colonne qui inscrit le discours de Fintan adulte, dans une lettre à sa sœur, afin d’évaluer si la transmission idéologique de Geoffroy se traduit au niveau discursif. Avec la relation conflictuelle entre Fintan et Geoffroy, on s’attend ici à un rejet des valeurs et obsession de son père car, tout au long du roman, comme Simpore le note, Fintan et son père étant “condamnés à vivre ensemble, Le Clézio investit un champ d’investigation où s’opposent des valeurs générationnelles, identitaires et culturelles” (Simpore 167). Cependant, comme Miller l’observe tout au long du roman, “père et fils tentent de résoudre leur conflit en construisant ensemble un discours sur le sacre de l’autre colonisé.” (Miller, Malaise 32). Par exemple tous deux souffrent de “fièvre” dans leur curiosité d’Afrique: Fintan est “brûlé et enfiévré” (18) et pour Geoffroy “l’Afrique brûle” (99). Le conflit père-fils est un thème récurrent chez Le Clézio, et l’image de l’Afrique est souvent génératrice de rapprochement entre ces deux générations qui ne se comprennent pas. Par exemple, dans le roman L’Africain:

    L’histoire de L’Africain pose, comme thème central, l’incompréhension réciproque entre père et fils […] Alors que le narrateur exprime son adhésion enthousiaste au monde sauvage qu’il découvre, le père reste cet autre, l’inconnu, l’étranger, celui sur qui s’étend l’effet barbare. Père et fils partagent le rêve d’une Afrique épurée des stigmates de l’histoire et revendiquent la terre africaine comme un bien en péril, à protéger contre la dénaturation et la domination. (Spreti 75)

    Cette obsession pour la terre africaine est donc le seul élément fédérateur entre Fintan et Geoffroy car, “pour que l’étranger [Geoffroy pour Fintan au début] devienne le père, il faudrait que Fintan puisse partager avec lui la ville africaine imaginaire et mythique, qu’il fasse siennes les mêmes obsessions.” (Miller, Onitsha 40). En effet, alors que Fintan rejette Geoffroy en tant que père car trop absent, si le père et le fils s’accordent dans leur obsession de la vérité sur le peuple de Meroë, alors ils auront enfin une origine commune à suivre, un concept de filiation qu’ils acceptent tous deux, même si ce n’est pas leur origine personnelle à proprement parler. Regardons d’abord le discours de Fintan dans sa lettre à Marima:

    Figure 6. Voyant

    On voit que certains termes récurrents chez Geoffroy apparaissent chez Fintan: “fleuve,” “Onitsha,” ou encore la répétition du déictique “là.” Fintan se préoccupe de l’idée du “nom,” en particulier de la perception du terme “Afrique” pour sa sœur: “Je voudrais tant que tu ressentes ce que je ressens. Est-ce que pour toi, l’Afrique c’est seulement un nom, […] un endroit dont on dit le nom parce qu’il y a la guerre?” (277). Pour Fintan, le signifiant “Onitsha” ne se résume pas à un simple terme distant, mais au contraire engendre un signifié à caractère intime et ontologique—que Fintan souhaite que sa sœur intègre à son propre discours. Geoffroy et Fintan soutiennent tous deux dans leurs discours le fait que le signifié d’Onitsha est détenteur du sens des origines sur plusieurs niveaux: origine des migrations des peuples africains vers l’Egypte, et origine de la naissance de Marima, entre autres. Tout comme Geoffroy, Fintan développe une perception mystique de l’Afrique. Quand la guerre au Biafra a éclaté, Fintan suppose que Marima, née en Afrique, a “dû ressentir un frisson, un tressaillement, comme si quelque chose de très ancien et de très secret se brisait en [elle]” (277–78). Tout comme dans le discours de Geoffroy, on observe des répétitions emphatiques, telles que des anaphores: “J’aurais voulu te dire plus […] J’aurais voulu être dans Aba” (278). Ces procédés discursifs prouvent donc que Geoffroy a bel et bien transmis son obsession à son fils qu’il perpétue en tentant de la transmettre à sa sœur. Comme Pien l’avait noté, “l’histoire ne meurt pas, elle se réincarne, tout le temps,” se prolongeant au-delà de la mort de Geoffroy, inscrivant ainsi ceux qui s’y sentent liés dans l’immortalité. Fintan l’avoue d’ailleurs:

    Même ce que j’avais oublié est revenu au moment de la destruction [d’Onitsha], comme ce train d’images qu’on dit que les noyés entrevoient au moment de sombrer. C’est à toi, Marima, que je le donne […] à toi qui es née sur cette terre rouge […] que je sais que je ne reverrai plus. (280)

    A l’instar de son père, Fintan est en manque de cet ailleurs qui est menacé de disparaitre par la guerre, et il souhaite faire vivre le souvenir d’Onitsha en le transmettant à sa sœur. Trzyna note que Onitsha, comme d’autres romans de Le Clezio, “that through children transforming change may come—because it takes generations to undo what we have done to one another. The power of shared narratives will be one of the tools that will bring” (583). Liant intimement sa propre identité à l’Afrique, et se sentant comme un “noyé” sur le point de sombrer face à la destruction d’Onitsha, Fintan éprouve alors le besoin de faire de Marima la réceptrice de son discours au ton urgent car “la mémoire d’un lieu se fait pressante lorsqu’on n’a que les mots pour le faire vivre” (Lohka 33).

    En conclusion, nous avons établi une analyse stylistique des principaux éléments discursifs qui se trouvent dans les petites colonnes, prouvant la transmission d’une obsession ontologique du père au fils. Nous avons aussi déterminé la source discursive des passages ambigus. Fintan intériorise le discours de son père, ce qui montre qu’il le reconnait finalement ou, au moins, reconnait l’idéologie de Geoffroy comme nécessaire d’être pérennisée à travers sa sœur. Le père et le fils créent donc une idéologie de l’Afrique aux implications métaphysiques puisque touchant à l’existence et l’immortalité, une idéologie où “la séparation de la contestation et de la nostalgie s’avère en fin de compte impossible puisque ce qu’on doit contester ne peut être rien d’autre que la constitution de sa propre identité” (Miller, Onitsha 41). Que ce soit Geoffroy qui se trouve “trop blanc” pour accéder au signe itsi, ou Fintan en conflit avec sa situation de fils de colons, leur soif de résolution s’intègre dans le malaise de l’ère coloniale et postcoloniale.

     

    Œuvres citées

    Benveniste, Emile. Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard, 1966.

    Booth, Wayne C. The Rhetoric of Fiction. Chicago: U of Chicago P, 1983.

    Clerc, Jeanne-Marie. “Les masques, ou Le Clézio passeur d’Afrique,” in Le Clézio, passeur des arts et des cultures, eds. Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet and Marina Salles. Rennes: PU Rennes, 2010. 45–54.

    Damamme-Gilbert, Béatrice. Les enjeux de la mémoire dans Onitsha et l’Africain de J. M. G. Le Clézio. Australian Journal of French Studies 45.1 (2008): 16–32.

    Dictionnaire Larousse en-ligne (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais-monolingue).

    Dictionnaire en ligne J. M. G. Le Clézio (http://www.editionspassages.fr/dictionnaire-jmg-le-clezio/).

    Dreve, Roxana-Ema. “L’écriture de J. M. G. Le Clézio dans DésertOnitsha et L’Africain ou la voix d’un continent,” in Littérature et politique en Afrique: Approche transdisciplinaire. Eds. Simona Jișa, Buata B. Malela and Sergiu Mișcoiu. Paris: Editions du Cerf (Patrimoines), 2018. 307–18.

    Jeffreys, M. D. W. “The Winged Solar Disk or Ibo It∑i Facial Scarification.” Africa: Journal of the International African Institute 21.2 (1951): 93–111.

    Katsberg Sjöblom, Margareta. “Les récits intercalés dans les romans de J.-M.-G. Le Clézio, une approche lexicometrique,” in Lectures d’une œuvre: J. M. G. Le Clézio. Eds. Sophie Jollin-Bertocchi and Bruno Thibault. Nantes: Editions du Temps, 2004. 43–61.

    Lohka, Eileen. “‘Insaisissable et multiforme’: L’art de J. M. G. Le Clézio,” in Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet and Marina Salles, eds. Le Clézio, passeur des arts et des cultures. Rennes: PUR, 2010. 29–42.

    Mbassi Atéba, Raymond. “L’imaginaire camerouno-nigérian dans Onitsha et L’Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio, un recyclage des fraternités interrompues,” in L’Afrique et les Mascareignes de Le Clézio (Mosaïques, hors-séries, no. 1), eds. Raymond Mbassi Atéba and Kumari Issur. Paris: Editions des Archives Contemporaines, 2013. 111–26.

    Miller, Robert. “Onitsha ou le rêve de mon père: Le Clézio et le postcolonial.” International Journal of Francophone Studies 6.1 (2003): 31–41.

    –––––. “Le Malaise du sacré dans Onitsha et Pawana de J.-M. G. Le Clézio.” Nouvelles études francophones 20.2 (2005): 31–42.

    Morris, Pam, ed. The Bakhtin Reader: Selected Writings of Bakhtin, Medvedev, Voloshinov. New York: Bloomsbury (Edward Arnold), 1997.

    Pien, Nicolas. Le Clézio, la quête de l’accord originel. Paris: L’Harmattan, 2004.

    Riegel, Martin, Jean-Christophe Pellat and René Rioul. Grammaire méthodique du français. Paris: PUF, 2001.

    Simpore, Karim. “Mobilité, rêves et révoltes: Les paradoxes Le Cléziens dans Onitsha.” Australian Journal of French Studies 54.2–3 (2017): 160–73.

    Sperti, Valeria. “Chacun est le barbare de l’autre: père et fils dans L’Africain de J.M.G. Le Clézio.” Francofonia 70 (2016): 67–82.

    Spitzer, Leo. Études de style. Paris: Gallimard, 1970.

    Thibault, Bruno. J. M. G. Le Clézio et la métaphore exotique. Amsterdam: Rodopi, 2009.

    Trzyna, Thomas. “Spirituality and Action in the Novels of J.-M. G. Le Clézio.” Christianity and Literature 4 (2012): 567–86.

    Van Acker, Isa. “Polyphonie et altérité dans Onitsha et Etoile errante.” Thamyris/Intersecting 8 (2001): 201–10.

    Vassilatos, Alexia. “The poetics of sensation in J. M. G. Le Clezio’s Onitsha.” Journal of Literary Studies 29.3 (2013): 61–81.

    Voyant (https://voyant-tools.org/).

     

     

    L'auteur partage dans ce roman (qui s'apparente plutôt à un récit) des souvenirs d'enfance, dans les pas du jeune adolescent Fintan qui découvre l'Afrique et voue une haine profonde aux Anglais (empire colonial, peu de temps après la fin de la 2e guerre mondiale) installés sur les rives du fleuve Niger. Fintan entretient une relation complexe avec ses parents (très grande complicité avec sa mère Maou, minutieusement décrite depuis le voyage à bord du 'Suribaya', relative animosité envers son père Allen, celui-ci étant totalement obsédé par le destin de Méroë, reine d'Egypte (au temps des Pharaons), chassée avec son peuple). La famille Allen va se lier avec différents personnages : villageois, pêcheurs, dont certains, littéralement marqués (scarifications Itsi dur le visage) symbolisent le mythe du peuple jadis errant depuis l'Egypte vers l'Afrique de l'Ouest.


    Lu en août 2022, collection personnelle (Papa et Maman, Sorgeat)

     

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    600 euros
    600 euros

    Drame (Tunisie, France, Belgique, Qatar) [titre original : weldi] , 104 min, 2016

    Réalisation, scénario, image : Adnane Tragha

    Montage : Karine Prido, Adnane Tragha, 

    Etalonnage : Rodney Musso,

    Son : Loïc Gourbe,

    Régie : Charly Ongolo, Pascal Jouary,

    Société de distribution : La vingt-ciquième heure

    Tournage : Paris, Ivry-sur-Seine, Saint-Etienne

     

    Avec... avec Adlène Chennine (Marco), Lisa Makhedjouf-Cavazzini (Leïla), Emilia Derou-Bernal (Cynthia), Youssef Diawara (Moussa), Max Morel (Jacques), Adrien Saint-Joré (Eddy, fils de Jacques), Nes Pounta (Rachid), Anaïs Volpé (Karine), Mati (Mathilde Barriga-Verin), Boris Gautrat (Nico), Elias Tragha (Arthur), Pascal Loison (agent de Pôle Emploi), Christian Pena (Pato), Julie Schotsmans (Delphine), Foëd Amara (Ali), Scotty Ferguson (gérant du bar), Michaël "weedy" Haustant (William)...

     

    Synopsis 

    Alors que la campagne présidentielle bat son plein, Marco Calderon, qui a longtemps milité, a décidé de ne plus voter. A la fois déçu par la politique et embourbé dans des problèmes d'argent, il tourne peu à peu le dos à notre société.

    Dans la presse et au fil des blogs...

    600 euros – le titre fait référence aux petits revenus avec lesquels vit une partie des moins de 35 ans – est un premier film guérilla tourné avec peu de moyens et beaucoup d’énergie. Le film suit Marco, un jeune homme qui tente péniblement de vivre de sa musique, qui a du mal à boucler les fins de mois et payer son loyer et se sent de plus en plus envahi par une rage inextinguible envers le monde politique alors qu’approche l’élection présidentielle de 2012. Marco va être obligé de prendre une jeune colocataire, Leila, qui, elle, a placé tous ses espoirs dans François Hollande. Autour d’eux, Moussa, un jeune sans-papiers pourtant impliqué dans la campagne aux côtés du Parti de Gauche. Et enfin Jacques, le voisin du dessous, veuf et aigri, ancien militant communiste que la précarité, l’insécurité, la haine de l’autre et de soi poussent de plus en plus dans les bras accueillants du Front National.
    600 euros expose avec délicatesse ces tranches de vie croisées, explosant les clichés tout en posant une réflexion sur l’engagement politique. Marco n’est pas l’abstentionniste que l’on stigmatise souvent, il est bien au contraire habité par l’engagement, c’est justement pour ça qu’il est en colère. Leila, jeune fille précaire d’origine immigrée, n’est pas la militante socialiste attendue et Jacques n’est pas le méchant fasciste incorrigible et on sent qu’il en faudrait peu pour le ramener à de meilleures perspectives. Ainsi 600 euros, servi par des acteurs professionnels mais aussi non professionnels remarquables d’authenticité, est un film salutaire et éclairant à l’heure où certains font semblant de ne pas comprendre les aspirations des Nuit Debout.
    (American cosmograph, Toulouse) 

    Vu en août 2022 (Youtube / Label Les films qui causent)

     

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    Le silence des mots
    Le silence des mots

    Documentaire (France), 60 min, 2021

    Réalisation : Gaël Faye, Mickaël Szantke

    Scénario : Sebastian Schipper, Oliver Ziegenbalg

    image : Sébastien Daguerressar

    Montage : Alexandra Kogan

    Production : Babel Doc

    Co-production : Arte GEIE avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoa  et du CNC, de la PROCIREP et de l'Angoa, IYUGI

     

     

    Synopsis 

    Elles ont témoigné auprès de la justice française à Kigali et à Paris. C’était en 2004 puis en 2012. Depuis, l’instruction, qui a été confiée au pôle « Génocide et crimes contre l’humanité » du Tribunal de Grande Instance de Paris, n’a pas avancé. Concessa, Jeanne et Prisca affirment avoir été violées par des militaires français de l’opération Turquoise pendant le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. Aujourd’hui, chacune poursuit sa vie et compose avec ce passé. Elles parlent pour toutes les femmes victimes de la barbarie des hommes lors de ce génocide. Elles sont comme un symbole, celui de la lutte contre l’oubli.Le silence des mots

    Dans la presse et au fil des blogs...

    Le film est consacré à trois femmes rwandaises rescapées du génocide des Tutsi, Concessa Musabyimana, Jeanne Murekatete et Prisca Mushimiyimana. En 1994, après avoir réchappé aux massacres commis par les hutus, perdant pour certaines une grande partie de leur famille et de leurs amis, elles sont arrivées dans des camps de réfugiés, ceux de Nyarushishi et Murambi, tenus par les militaires français de l'opération Turquoise. Concessa, Jeanne et Prisca ont toutes les trois porté plainte en 2009 contre des militaires français pour des accusations de viols, des plaintes examinées au pôle génocide et crimes contre l’humanité du TGI de Paris qui n’ont à ce jour pas abouti.

    Dans la première moitié du film, les récits entrelacés de ces femmes permettent de comprendre la mécanique génocidaire (les élèves que l'instituteur sépare en classe entre hutu et tutsi, les maisons tutsi que l'on marque pour les identifier, les listes dressées qui permettent aux bourreaux de rechercher leurs victimes...) qui a conduit aux massacres de plus de 800 000 Tutsi en trois mois. Dans un second temps, le film les accompagne sur les lieux où elles accusent les militaires de les avoir violées.

    "Ce film n’est pas une enquête, mais une réflexion sur l’indicible et le pouvoir des mots, sur le poids du silence" disent les auteurs. De fait, c'est la parole de ces femmes qui est ici mise en valeur, que ce soit dans le récit du génocide des Tutsi par leurs voisins ou dans celui des viols subis dans les camps.

    Les textes poétiques de Gaël Faye accompagnent le chemin de ces trois femmes car "s’il est impossible de raconter, il faut malgré tout avoir le courage de dire".


    LES MOTS DE GAËL FAYE
    « L’histoire d’un génocide ne finit jamais de s’écrire, et les témoins qui ont réchappé au désastre se risquent parfois à nous raconter des histoires dont il ne reste que des ruines, des récits dont les mots sont des silences. » Gaël Faye (prix du Roman des étudiants France Culture-­Télérama, en 2016, pour Petit Paysa décidé de porter les siens tout au long du film. Des textes chocs, accusateurs parfois. « Ce qui est arrivé au Rwanda est, que cela vous plaise ou non, un moment de l’histoire de France », assène-t-il en introduction, citant l’écrivain Boubacar Boris Diop (Murambi, le livre des ossements). « C’est une manière de prendre le spectateur français par la main et de lui dire : « Accompagnez-nous même si ça ne va pas vous plaire, mais ça vous concerne » », explique le Franco-Rwandais, membre depuis plus de quinze ans du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), qui se bat pour briser tous les tabous, accompagner en justice les victimes tutsi et traquer les génocidaires.
    « Il y a le réflexe de fermer les yeux et les oreilles sur le sujet. Je l’ai souvent ressenti en arrivant en France, en racontant ma petite histoire personnelle », témoigne l’auteur de Petit Pays. Une implication totale qui le pousse à s’investir dans l’insupportable histoire de ces femmes violées par des militaires français. Et son arme reste l’écriture : « Bâillonnez les poèmes. On n’écrit pas : la mort affreuse, la violence inouïe, la spirale du feu, le déluge d’acier, les vents mauvais, les canines allumées du diable et les ricanements de Dieu. »

    Vu en avril 2022 (Arte TV)

     

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    Roads
    Roads

    Drame (Allemagne, France), 100 min, 2019

    Réalisation : Sebastian Schipper

    Scénario : Sebastian Schipper, Oliver Ziegenbalg

    Sociétés de production : Missing link films, Kazak prdouctions, Kompliezen films, Studio canal, WDR, Arte, Radical media

    Producteurs : David Keitsch et Sebastian Schipper,

    Coproducteurs : Jean-Christophe Reymond, Jonas Dornbach, Janine Jackowski, Maren Ade, Kalle Friz, Isabel Hund, Christiane Dressler et Amaury Ovise,

    Producteur exécutif : Jakob Neuhaüsser et Karim Debbagh,

    Décors : Chloé Cambournac,

    Costumes : Jürgen Doering,

    Photographie : Matteo Cocco, 

    Montage : Monica Coleman, 

    Musique : The Notwist,

    Société de distribution : Rezo films

    Avec... Fionn Whitehead (Gyllen), Bak Stéphane (William), Moritz Bleibtreu (Luttger), Ben Chaplin (Paul), Marie Burchard (Valérie), Paul Brannigan (Alan), Hamza Kadri (l'homme d'affaires), Ricard Balada (étudiant Erasmus), Jasmina García (étudiante Erasmus), Josué Ndofusu (Baptiste, frère de William), Josep Maria (doorman), Genís Lama (l'homme du ferry), Yann Ebongé (l'homme congolais 2)

     

    Synopsis 

    Gyllen, un jeune Londonien, ne supporte plus les vacances avec sa famille au Maroc. Quand une dispute éclate le jour de son 18e anniversaire, il vole le camping-car de son beau-père. Il croise le chemin de William, un jeune Congolais de son âge. Les deux garçons veulent gagner la France, Gyllen pour rendre visite à son père Paul, qui vit là avec sa nouvelle petite amie, William pour retrouver son frère, qui s'est enfui du Congo pour rallier Calais. Comme William n'a pas de papiers d'identité, et Gyllen pas son permis de conduire, l'entrée en Espagne s'annonce problématique. Ils tombent sur Luttger, un hippie allemand qui leur permet de passer la frontière....

    Dans la presse et au fil des blogs...

    GENRE : Road movie identitaire.

    Avec son précédent film, Victoria, Sebastian Schipper nous avait embarqués dans la nuit berlinoise en un long plan-séquence étourdissant de deux heures vingt. Moins de prouesses techniques ici, mais un scénario plus construit. Autour d’une errance, encore, celle de Gyllen et William, 18 ans, partis dans un road-trip « fou, risqué et stupide ». Gyllen ­l’Anglais vole le camping-car familial alors qu’il est en vacances au Maroc pour retrouver son père installé en France ; William le Congolais va profiter du voyage pour rejoindre Calais.

    Tout au long du trajet, Sebastian Schipper ne cesse de rebattre les cartes et de redéfinir les rôles. Qui est vraiment le clandestin dans cette histoire ? Qui est le plus déraciné ? Le Noir sans papiers qui veut retrouver son frère pour le ramener chez lui, ou le Blanc qui n’a pas de permis et fuit ses parents ? En brouillant les repères, le scénario pose délicatement la question de l’identité, de ce qu’on en fait et de l’image que les autres vous renvoient. Fionn Whitehead et Stéphane Bak, si différents, apportent à leurs ­personnages une profondeur inattendue et désarmante.

    Roads (le pluriel de ces routes a son importance) enchaîne de façon aussi fluide qu’un plan-séquence les scènes tragiques et les moments de détente, sur une musique planante. Pour arriver au but du voyage : construire, à défaut d’une famille, une vraie amitié, « folle, risquée et stupide », comme souvent celle des ados de 18 ans.

    Télérama


     Dossier de presse : 

    Vu en avril 2022 (Arte TV)

     

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    Vérification de la porte opposée
    Vérification de la porte opposée

    Vérification de la porte opposée : recueil de nouvelles / Sylvain Tesson - Paris : Libretto, 2021

    ISBN 978-2-36914-572-1

     

     

     

     

     

    Vérification de la porte opposée regroupe deux recueils de nouvelles de Sylvain Tesson parus chez Phébus en 2002 et 2004 sous les titres Nouvelles de l’Est et Les Jardins d’Allah, mais augmenté de façon significative d’un texte inédit. Dans cette vingtaine de nouvelles, qu’il décrive la Russie postsoviétique ou les ravages du fanatisme islamique, l’auteur nous parle toujours, avec indulgence, mélancolie et humour, de l’incompréhension entre l’Orient et l’Occident, et plus largement, entre les cultures. La nouvelle inédite, Les Naufragés de l’E19, conte de Noël grinçant, dévoile le cynisme de notre monde. Comme si Sylvain Tesson voulait nous rappeler, sans trop s’en donner l’air, que vivre, où que l’on soit, c’est toujours tomber de haut.

    présentation de l'éditeur

    Titres des nouvelles :
    La seconde côte d'Adam


     Au fil de la presse...

    "Un scientifique doit parfois mettre sa rigueur au service de l'imagination." 

    Dans les années 1950, trois scientifiques progressent depuis 15 jours dans l'Himalaya : Anatole zoologue, spécialiste des félins d'altitude et doyen du laboratoire de mammalogie comparée de l'université de Minsk en Biélorussie, sa femme Véra et Kolya scientifique ukrainien, ancien élève d'Anatole. Leur but : découvrir l'once des altitudes, le léopard des neiges dont on soupçonnait l'existence mais qui n'avait pas encore été approché ni photographié. Ils arpentent les contreforts de l'Himalaya, ses paysages sauvages, ses monastères perdus, rencontrent les habitants, dont ces  tibétains qui ont connu l'oppression chinoise. 

    Peu à peu, des divergences apparaissent entre le maître et l'ancien élève, le conflit naissant entre les deux hommes autour de l'existence du yéti. Deux conceptions de la science s'affrontent : celle d'un homme plus âgé, Anatole, respecteux des traditions, de la population et de ses croyances, à l'écoute des autres et du monde, et celle du jeune Kolya qui souhaite faire coller le monde avec la représentation qu'il en a. 

    "Vous êtes un religieux, Kolya. Comme tous vos collègues : un torquemada de la science. Le défenseur d'un credo, le dépositaire du savoir. Et vous honnissez la moindre brèche qui ferait vaciller l'édifice. Vous êtes comme ces savants du XVIIIè siècle qui poussaient des cris de vierges effarouchées quand sont apparues des bactéries dans l'oeilleton de leurs microscopes, parce qu'ils ne pouvaient accepter que Dieu ait créé des éléments vivants invisibles à l'oeil humain. Vous êtes comme ces aveugles de France à qui l'on montrait des fossiles recueillis au sommet des Alpes et qui décrétaient qu'il s'agisait des reliefs d'un festin de croisés. Vous ne voyez pas que ce que vous savez est une infime partie de ce qu'il y a à connaître. La science n'est pas un bras bâtisseur qui construit un système, c'est un pinceau d'archéologue qui déblaie une mosaïque." p. 15

    Le jeune Kolya refuse d'admettre l'existence supposée du yéti, quand son aîné reste ouvert à toutes les infinies possibilités du monde : 

    "En tous cas, Kolya Vassilievitch, ce que vous en pouvez pas flétrir, c'est la beauté de cette hypothèse, la force de cette croyance, l'universalité de cette vision ; et ce que vous ne pourrez jamais fermer dans le temple de la science, c'est le petit soupirail ouvert sur l'inconnu et sur le fantastique." p. 19

    Photo (mise en scène !) de l'Abominable homme des neiges (1992). DICKINSON LEO/SIPA

    La nouvelle est parfaitement ciselée, sa construction frise la perfection et sa chute est surpenante. La voix de l'auteur sonne juste, sans doute parce que lui même a découvert en 1997 des empreintes dans la neige, empreintes qui n'appartenaient ni à un homme ni à un ours, ceci pendant une expédition avec Alexandre Poussin dans l'Himalaya !  
    lecturissime.com (blog, 2015)

     

    Etonnantes nouvelles ayant pour toile de fond les pays soviétiques. Chacune est façonnée dans l'écriture précise et ciselée de Sylvain Tesson qui maitrise parfaitement l'art de la chute propre au genre littéraire de la nouvelle.


    Lu en février 2022, collection personnelle (Marianne)

     

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