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    La porte du voyage sans retour


    La porte du voyage sans retour

    La porte du voyage sans retour ou Les cahiers secrets de Michel Adanson : roman / David Diop- Paris, Editions du Seuil 2021 (Collection Domaine français)

    ISBN 978-2-330-10871-7

     

     

     

     

    « La porte du voyage sans retour » est le surnom donné à l’île de Gorée, d’où sont partis des millions d’Africains au temps de la traite des Noirs. C’est dans ce qui est en 1750 une concession française qu’un jeune homme débarque, venu au Sénégal pour étudier la flore locale. Botaniste, il caresse le rêve d’établir une encyclopédie universelle du vivant, en un siècle où l’heure est aux Lumières. Lorsqu’il a vent de l’histoire d’une jeune Africaine promise à l’esclavage et qui serait parvenue à s’évader, trouvant refuge quelque part aux confins de la terre sénégalaise, son voyage et son destin basculent dans la quête obstinée de cette femme perdue qui a laissé derrière elle mille pistes et autant de légendes.

    S’inspirant de la figure de Michel Adanson, naturaliste français (1727-1806), David Diop signe un roman éblouissant, évocation puissante d’un royaume où la parole est reine, odyssée bouleversante de deux êtres qui ne cessent de se rejoindre, de s’aimer et de se perdre, transmission d’un héritage d’un père à sa fille, destinataire ultime des carnets qui relatent ce voyage caché.

    Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal et est maître de conférences à l’Université de Pau. Il signe, avec La Porte du voyage sans retour, son troisième roman, après le succès de Frère d’âme (lauréat du prix Goncourt des lycéens 2018, de l’International Booker Prize 2021 et traduit dans plus d’une trentaine de pays).

    présentation de l'éditeur


     Au fil de la presse...

    Vers 1750, un jeune botaniste explore le Sénégal. Et relate sa découverte d’un peuple, d’une langue, et de l’horreur de l’esclavage. Saisissant.

    L’histoire des sciences n’a sans doute pas offert à son nom la postérité dont jouissent un Buffon, un Jussieu, dont il fut le contemporain, mais elle retient néanmoins Michel Adanson (1727-1806) comme un botaniste exceptionnel, découvreur notamment de quantité de plantes jusqu’alors inconnues, lors d’un voyage qu’il effectua au Sénégal vers 1750. C’est dans cette parenthèse biographique de cinq ans que s’est glissé David Diop, l’auteur de Frère d’âme — récemment lauréat du Booker Prize International pour la traduction anglaise de cet ouvrage, qui reçut en 2018 le Goncourt des lycéens —, pour faire de Michel Adanson le héros et le narrateur de ce grave et remarquable roman, qui s’offre à lire comme le manuscrit, tenu secret jusqu’à sa mort par l’homme de sciences et destiné à sa fille, dans lequel il coucha le récit de cette expédition. Le voyage ne fut pas que scientifique. Au fil de la route, le jeune homme rationnel s’y initia peu à peu à une autre vision du monde — une cosmologie pour lui nouvelle, et lumineuse : « J’ai tout simplement appris une de leurs langues. Et dès que j’ai su assez le wolof pour le comprendre sans hésitation, j’ai eu le sentiment de découvrir peu à peu un paysage magnifique qui, grossièrement reproduit par le mauvais peintre d’un décor de théâtre, aurait été habilement substitué à l’original […]. Leur langue est la clef qui m’a permis de comprendre que les Nègres ont cultivé d’autres richesses que celles que nous poursuivons juchés sur nos bateaux. » Adanson découvre aussi la souffrance d’hommes, de fem­mes, d’enfants capturés et transportés comme des marchandises de l’autre côté de l’océan. Réduits en esclavage au nom d’une prétendue infériorité naturelle à laquelle le siècle des Lumières, pourtant, ne croit plus : « Si les Nègres sont esclaves, je sais parfaitement qu’ils ne le sont pas par décret divin, mais bien parce qu’il convient de le penser pour continuer à les vendre sans remords », écrit-il dans ses cahiers. C’est dans une langue à la beauté classique que David Diop déroule le récit de son narrateur. Lequel épouse l’itinéraire qui, sur les traces d’une femme prénommée Maram, réputée avoir « su revenir d’une terre impossible », le mène, du nord au sud du Sénégal, jusqu’à l’île de Gorée. Lieu d’embarquement des Africains captifs sur les navires négriers, l’île est connue comme « la porte du voyage sans retour ». L’initiation du jeune homme s’y parachèvera dans l’extrême violence, l’immense souffrance — mais lui reviendra, Orphée blanc demeuré au seuil d’un enfer réservé à l’homme noir.
    Nathalie Crom, Télérama


    Ne pas pleurer des délires d’Orphée

    Trois ans après Frère d’âme, qui lui a valu le Goncourt des lycéens et l’International Booker Prize, David Diop continue d’employer des moyens profondément romanesques pour ausculter l’Histoire, cette fois dans La porte du voyage sans retour. L’amour passionné du naturaliste français Michel Adanson pour une jeune femme wolof, Maram, permet de faire l’analyse subtile de la rencontre ratée entre le rationalisme des Lumières et l’Afrique. Ce nouveau roman magistral, élégiaque et poignant nous donne à lire la perversion de leurs relations par l’exploitation coloniale et l’infamie de l’esclavage.


    David Diop, La porte du voyage sans retour. Seuil, 258 p., 19 €


    On croise dans La porte du voyage sans retour de nombreuses personnes réelles : Michel Adanson (1727-1806) et sa fille Aglaé, les naturalistes Jussieu, Lamarck ou Guettard, les gouverneurs de Saint-Louis, Estoupan de la Brüe, et de Gorée, son frère Estoupan de Saint-Jean, mais aussi les rois du Waalo et du Kayor, évoqués à travers leurs démêlés politiques. Dans ce cadre historique, le romancier exerce sa puissance : David Diop contredit la nécrologie « officielle » d’Adanson publiée par son collègue Le Joyand, et invente une cause profonde au projet obsessionnel inachevé de son héros – une encyclopédie universelle, classant l’ensemble des êtres, et qu’il achèverait seul.

    La porte du voyage sans retour, le nouveau roman de David Diop

    David Diop © Eric Traversié

    Quant à la « porte du voyage sans retour », c’est le surnom donné à la fois à l’île de Gorée et à une ouverture sur la mer de sa Maison des Esclaves, lieu de mémoire de la traite. Le choix de ce titre, en plus de sa charge poétique, affirme d’emblée la liberté du romancier par rapport à l’Histoire : il est incertain que la Maison des Esclaves de Gorée ait servi à la traite, et sa « porte », donnant sur des rochers, ne convenait pas à l’embarquement de prisonniers. En outre, ce bâtiment n’existait pas entre 1749 et 1754, quand Michel Adanson séjourna au Sénégal. C’est la valeur symbolique de l’expression, avec ce qu’elle a de tragique, qui fait sa force romanesque. En effet, le livre traite peu de l’esclavage dans sa réalité matérielle. En choisissant un héros français, bon, curieux, savant, désintéressé, David Diop s’attache surtout à ce qui a été perdu d’humanité, aux relations qui auraient pu s’établir entre l’Afrique et une Europe véritablement fidèle aux idéaux des Lumières. Il nous fait aussi entrevoir une alternative à la domination.

    Dans le roman, le rêve encyclopédique d’Adanson échoue parce qu’il ne représente qu’un pis-aller : un moyen d’éteindre la douleur de l’amour perdu. Puisque nous n’arrivons pas à aimer le monde, décrivons-le, semble décider Adanson. Mais cette tentative de maîtrise, même au simple sens de « connaissance supérieure », est vouée à l’échec. En faisant jouer le romanesque – car on peut dire que l’aventure de Michel Adanson et de Maram l’est au plus haut point –, David Diop rend sensibles les failles ouvertes par la malédiction de l’esclavage et de l’esprit de lucre, et ce qui, dès 1750, est déjà perdu. Malgré toute la bonne volonté du héros, qui apprend le wolof, qui voit dans les Noirs des êtres humains, des égaux, qui devient ami avec Ndiak, son jeune interprète et guide, les actes du Français ont inexorablement des répercussions négatives pour les Africains qu’il côtoie. Quelle que soit sa quête de connaissances, malgré le fait que, venu en Afrique « pour découvrir des plantes », il ait été capable d’y « rencontrer des hommes », son idée d’implanter la culture de la canne à sucre par des hommes libres au Sénégal ne peut être qu’une utopie dans « un monde qui roulait sur la traite d’un million de nègres depuis plus d’un siècle ». Maram le lui dit bien : « Ignorez-vous que la Concession compte très certainement tirer profit de vos observations ? Soit vous êtes naïf, soit vous êtes de mauvaise foi ». Le personnage d’Adanson est rendu passionnant par ses ambiguïtés mêmes.

    La porte du voyage sans retour, le nouveau roman de David Diop

    Gorée, entrée du port, photographie d’Alfred Museau, « Voyage au Sénégal et au Soudan français » (1897) © Bibliothèque municipale de Dijon

    La représentation des mécanismes de pouvoir et d’asservissement dépasse d’ailleurs le colonialisme. Ndiak renonce à ses ambitions de prince lorsqu’il s’aperçoit que son père, le roi du Waalo, ne se préoccupe pas de ses sujets. À cette occasion, il abandonne sans regret les cadeaux du roi du Kayor, éléments matériels d’une politique qui ne valent pas une vie, car il comprend quelle influence néfaste ont la diplomatie et le commerce européens sur les royaumes africains amenés à vendre leurs propres habitants. Une selle anglaise, objet de prestige devenue message politique, se transforme alors en fardeau que les personnages se repassent. Quant à Maram, son sort tragique vient également de sa condition de femme, du désir qu’elle inspire. Et si elle paraît se livrer au sort qui la frappe, c’est que le mal loge en ceux qui devraient l’aimer et l’aider : un membre de sa famille, qui la vend, et Adanson, qui appartient à la civilisation qui l’achète.

    David Diop représente très finement les relations humaines, en particulier à travers les dons acceptés ou refusés. Le lien qu’Adanson tisse finalement avec sa fille grâce aux meubles, aux objets et aux symboles – la fleur d’hibiscus – qu’il lui lègue permet ainsi de représenter concrètement l’héritage et la transmission. À l’inverse, deux dons d’objets échouent. D’abord entre Maram et Adanson. De retour en France, le naturaliste a perdu le contact avec le monde de la jeune femme, d’abord par la langue, le wolof, dont l’usage au Sénégal influençait sa manière de penser. Puis le cadeau de Maram, une peau d’animal, se dessèche et ternit, avant qu’elle ne soit exhibée dans un cabinet de curiosités. Le naturaliste mourant tente aussi de renouer un lien par-delà le temps en léguant à une esclave antillaise ressemblant à Maram un souvenir de celle qu’il a aimée. Mais la ressemblance est dans l’œil de celui qui regarde et Madeleine, partie trop jeune d’Afrique, en a tout oublié.

    Le souvenir, Adanson le retrouve par la sensation, l’odeur du bois d’eucalyptus brûlé, et plus tard par la représentation, lors de la première de l’opéra Orphée et Eurydice en 1774. Le naturaliste sait que la fin heureuse de Gluck n’est pas la vérité du mythe. Orphée a d’abord été incapable d’empêcher Eurydice de mourir, puis, cherchant à la sauver, il provoque son renvoi aux Enfers : c’est exactement l’histoire de Michel Adanson. Reste la déploration, dans le récit qu’il offre à sa fille, et que nous lisons.

    La porte du voyage sans retour, le nouveau roman de David Diop

    « Plan de l’île de Gorée » (XVIIIe siècle) © Gallica/BnF

    Rapportant en grande partie les mots de Maram, il y décrit une Afrique à la fois concrète et poétique, avec de très belles scènes de fuite dans une mer éclairée par des animaux luminescents ou dans une forêt d’ébéniers. Et une culture magique qui donne à Maram la force d’agir en guérisseuse et en guerrière. Cette manière souple de considérer la nature s’oppose au traitement que lui font subir les Blancs : les forêts d’ébéniers disparaissent pour orner des meubles en Europe. Le rationalisme d’Adanson l’empêche de comprendre ce rapport au monde fondé sur une recherche de l’équilibre, de l’accord, jusqu’à ce qu’enfin, devenu vieux, il voie dans la croyance aux esprits des arbres « un des merveilleux subterfuges trouvés par certaines nations du monde pour limiter le pillage de la nature par les hommes ».

    Très justement, David Diop donne dans le dernier chapitre la parole à Madeleine, l’esclave antillaise modèle d’un tableau qu’« elle détestait » : les esclaves ne peuvent être seulement l’objet du récit ou du portrait. Mais Orphée, privé de ce qu’il aime, s’incarne peut-être surtout dans les Africains déportés en Amérique. Dans les derniers mots du livre, Madeleine dit d’un vieil esclave attribuant son sort au « mauvais œil d’un Blanc-démon croisé quand il était tout petit » : « Je riais pour ne pas pleurer des délires d’Orphée ».

    Si, par les faits racontés, La porte du voyage sans retour n’est pas aussi violent que Frère d’âme, David Diop parvient à faire sentir profondément les très grandes souffrances provoquées par l’esclavage, et tout ce qu’il a contaminé. En outre, son écriture transmet la finesse des sensations, particulièrement celles liées à la nature, que ce soit au Jardin du Roi, dans les serres françaises ou les forêts africaines. Il nous montre aussi la puissance de l’art : « la peinture et la musique ont le pouvoir de nous révéler à nous-mêmes notre humanité secrète », comme la littérature. Il donne à ressentir le bonheur, malgré tout, de la langue et de la parole, puisque son roman est essentiellement formé des récits des personnages : celui d’Adanson à sa fille, l’histoire de Maram racontée par elle-même, et les mots recueillis de Madeleine reprenant les propos d’un vieil esclave. Lorsqu’on a été dépossédé de tout le reste, le récit est ce qui subsiste, maintenant une transmission et une relation possibles.

     

     

     

    Au XIXe siècle, un jeune naturaliste français, Michel Adanson, se rend au Sénégal officiellement pour le compte de la Compagnie des Indes, afin de répertorier la flore et la faune autour de Saint-Louis. A la fin de sa vie, académicien émérite, il fait le récit de sa jeunesse à la manière d'un testament à l'adresse de sa fille, unique héritière et dépositaire de ses très nombreuses et précieuses archives : Aglaé Adanson.
    Le long voyage (six années) de Michel Adanson au Sénégal apparaît par le talent de David Diop à la manière d'un conte, qui trouve sa chute sur l'île de Gorée, quand Maram, une jeune sénégalaise Wolof dont il est tombé amoureux, est captive du Sieur Estoupan de Saint-Jean, frère d'Estoupan de la Brüe (gouverneur du Sénégal), qui fait commerce d'esclaves vers les Antilles. Cependant, l'auteur éclaire également la rigueur toute scientifique du botaniste qui s'évertuera à collationner toutes sortes de graines sur les terres sénégalaises qu'il acclimatera au Jardin du Roi à Versailles.


    (Lu en janvier 2023, collection Médiathèque Françoise Giroud, Labarthe-sur-Lèze)

     

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    Leurs enfants après eux
    Leurs enfants après eux

    Leurs enfants après eux : roman / Nicolas Mathieu - Arles : Actes sud, 1991 (Collection Domaine français)

    ISBN 978-2-330-10871-7

     

     

     

     

     

    Août 1992. Une vallée perdue quelque part dans l’Est, des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, un lac, un après-midi de canicule. Anthony a quatorze ans, et avec son cousin, pour tuer l’ennui, il décide de voler un canoë et d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté, sur la fameuse plage des culs-nus. Au bout, ce sera pour Anthony le premier amour, le premier été, celui qui décide de toute la suite. Ce sera le drame de la vie qui commence.

    Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage.

     

    « AU DÉPART, ON POURRAIT TENTER CETTE HYPOTHÈSE : un roman, ça s’écrit toujours à la croisée des blessures. Ici, j’en verrais trois, disons les miennes.
    D’abord, l’adolescence. J’ai été cet enfant qui finit, qui rêve de sortir avec la plus belle fille du bahut, et veut sa part du gâteau. Et puis la plus belle fille ne veut rien savoir, le monde reste insaisissable, le temps passe et c’est encore le pire. Il y aura des étés, des flirts, les poils qui poussent, la voix qui mue. Ce sera le plus beau de la vie, et le plus cruel aussi. Dans une histoire, j’essaierai de mettre des mots là-dessus, la cicatrice à partir de quoi tout commence.
    L’autre plaie, ce serait celle du social et des distances. Quand j’étais petit, on m’a raconté un mensonge, que le monde s’offrait à moi tel quel, équitable, transparent, quand on veut on peut. Mais un jour, peut-être grâce aux livres, le voile s’est déchiré et j’ai commencé à comprendre. Cette leçon des écarts, des legs et des signes distinctifs, cette vérité des places et des hiérarchies, ce sera mon carburant.
    Enfin, il y a ce départ. Je suis né dans un monde que j’ai voulu fuir à tout prix. Le monde des fêtes foraines et du Picon, de Johnny Hallyday et des pavillons, le monde des gagne-petit, des hommes crevés au turbin et des amoureuses fanées à vingt-cinq ans. Ce monde, je n’en serai plus jamais vraiment, j’ai réussi mon coup. Et pourtant, je ne peux parler que de lui. Alors j’ai écrit ce roman, parce que je suis cet orphelin volontaire. »

    N. M.

    présentation de l'éditeur


     Au fil de la presse...

    Nicolas Mathieu

    1992, 1994, 1996, 1998. Quatre étés dans la vie d’adolescents issus d’une ville de l’est de la France qui connaît la désindustrialisation et ce que ça implique, en termes de désœuvrement et de consommation d’alcool. Leurs espoirs vont-ils se fracasser devant une réalité loin d’être rose, mais aussi devant leurs propres médiocrités ? C’est leurs histoires mais aussi celles de toute une vallée qui semble avoir été mise de côté.

    C’est seulement le deuxième roman pour cet auteur venu des Vosges mais c’est déjà un coup de maître puisque Leurs enfants après eux a remporté en 2018 la plus grande récompense pour un livre français à savoir le Prix Goncourt. Aux animaux la nuit, sa première œuvre, avait été remarqué, au point d’être adaptée en série en fin d’année avec Roschdy Zem dans le rôle principal. C’est donc dire si la carrière de ce « jeune » auteur est déjà lancée sur de bons rails. Etant donné le très faible nombre de livres (notamment français) que je lis dans une année, je ne peux en aucun cas me prononcer pour savoir si ce Goncourt est mérité mais il semble qu’il n’y ait pas eu de grandes polémiques du côté des critiques, chacun reconnaissant la qualité de l’œuvre. Personnellement, c’est un livre que j’ai trouvé assez marquant et duquel il n’est pas facile de véritablement se détacher tant, au fil des pages, on est devenu proche de ces personnages principaux qui sont pourtant assez éloignés de ce que j’ai pu connaître au cours de ma jeunesse. Il y a d’abord une question de génération puisqu’il s’agit là de cette d’avant, celle née au début des années 80. Mais aussi de lieu de naissance puisqu’ici, Heillange (ville fictive qui fait forcément penser à Hayange, en Moselle) se situe au plein cœur d’une vallée dévastée par la fin de la sidérurgie, à la même époque.

     

    Malgré leur côté particulièrement agaçant (et notamment cette énergie qu’ils semblent parfois mettre pour rater ce qu’ils entreprennent, on a vraiment envie de savoir ce qu’il va advenir d’Anthony, Hacine et les autres. Parce que, s’ils sont bien différents de ce que l’on a pu connaître plus jeune, il y a dans la description des sentiments et des espoirs de ces jeunes quelque chose qui touche à l’universel, notamment dans cette manière de vouloir quitter le « nid familial » tout en faisant à peu près tout pour, dans les faits, y retourner et y rester. Ainsi, Anthony et Hacine, chacun à leur manière, échouent à partir durablement et finissent par reproduire des schémas qu’ils ont connu plus jeunes et auxquels ils voulaient échapper. Ainsi, certains lieux comme le lac ou encore le bar appelé L’Usine, deviennent des symboles de ces retours continuels que rien ne semble pouvoir entraver. Et puis, il faut avouer que s’installe au fil des pages (et surtout dans la deuxième moitié) un petit côté « thriller » ou « page turner » que l’auteur, avec ses ellipses en fin de chapitre, maitrise plutôt bien. On a toujours envie de savoir quelle va être la suite des aventures d’Anthony, Hacine et les autres. Même si, pour être honnête, on n’a pas grand espoir pour eux. Bref, c’est le genre de livre qu’on a du mal à lâcher avant de l’avoir fini.

     

    Alors, oui, c’est dur, avec un déterminisme certain (celle qui s’en sort le mieux vient de la famille la mieux nantie au départ, et a conscience très tôt de ce qui se joue dans son lieu de naissance et de ce qu’il faut faire pour en sortir définitivement) mais je pense que cette description s’inscrit dans une réalité certaine. Et si les histoires se déroulent au cœur des années 90, le propos général résonne forcément de façon assez particulière aujourd’hui, notamment sur cette description de territoires oubliés, où la pauvreté fait des ravages. Dans l’esprit, cela m’a fait penser à Sangliers de Aurélien Delsaux, dans la manière de décrire sous forme de fresque l’existence de plusieurs personnages provenant d’un même endroit. J’ai tout de même trouvé dans Leurs enfants après eux un peu plus de puissance dans la narration et de force dans chacun des personnages (sans doute parce que Nicolas Mathieu se concentre sur un nombre moins important de protagonistes). L’auteur est parfois à la limite de la caricature et donc d’un certain mépris, mais il parvient à rester la grande majorité du temps du bon côté de la « frontière » puisqu’on sent une affection certaine du romancier pour ses personnages. Là où, En finir avec Eddy Bellegueule, par exemple m’avait mis mal à l’aise car on sentait quelque chose de malsain derrière. Là je ne trouve pas que ce soit le cas. Avec son écriture très juste, parfois assez crue, mais dont une poésie certaine est rarement absente Nicolas Mathieu parvient en tout cas à plonger le lecteur à la fois dans cette époque et dans cet endroit. Et fait qu’il a du mal à en repartir indemne. Joli tour de force.

    « On se demandait tout de même quelle vie pouvaient mener ces gens, dans leurs médiocres logis, à manger gras, s'intoxiquant de jeux et de feuilletons, faisant à longueur de temps des gosses et du malheur, éperdus, rageux, résiduels. Il valait mieux éviter de se poser la question, de les dénombrer, de spéculer sur leur espérance de vie ou leur taux de fertilité. Cette engeance marinait sous les seuils, saupoudrée d'allocs vouée à finir et à faire peur. »


    Nicolas Mathieu livre là une œuvre puissante, qui reste en mémoire longtemps après sa lecture, tant le lecteur s’est finalement attaché à ces adolescents qui ont pourtant à peu près tout pour être énervants. C’est en grande partie grâce au style de l’auteur, à la fois acéré et réaliste, tout en étant capable d’une poésie parfois déroutante. C’est presque certain que ce livre sera adapté au cinéma, tâche pas forcément facile pour celui qui s’y collera !

    (blog timfaitsoncinema.fr)

     

     

    On est happé par le souffle continu du récit, l'auteur dressant des tableaux familiaux successifs parmi des familles disparates résidant dans la même commune sinistrée après la fermeture d'une aciérie (Métalor) dans le nord-est de la France (Hayange et Fameck deviennent dans sa fiction Heillange et Lameck) choisissant quatre étés (1992, 1994, 1996, 1998). Le point d'ancrage demeure un groupe d'adolescents qui se cherchent, s'interrogent sur leur avenir, leurs sentiments. En devenant adultes à leur tour, ils 'redécouvrent' leurs propres parents avec leurs fragilités, leurs défauts et faiblesses. 


    (Lu en novembre 2022, collection Médiathèque Françoise Giroud, Labarthe-sur-Lèze)

     

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    Onitsha
    Onitsha

    Onitsha : roman / Jean-Marie-Gustave Le Clézio - Paris : Gallimard, 1991 (Collection La bleue)

    ISBN 978-2-234-08185-7

     

     

     

     

    Fintan, Maou, Geoffroy : trois rêves, trois révoltes.
    Et une même soif. Fintan Allen a douze ans lorsque, le 14 mars 1948, il embarque pour l'Afrique avec sa mère, Maou. Geoffroy Allen, qui avait laissé en France sa femme et son fils, leur a enfin demandé de venir le rejoindre à Onitsha, petit port fluvial où il travaille pour la United Africa. Fintan ne connaît ni son père, ni l'Afrique.
    Maou, elle, rêve d'une Afrique idyllique où elle pourra vivre près de l'homme qu'elle aime, à l'abri des préjugés familiaux qui condamnaient en lui le rêveur sans le sou, et anglais de surcroît.
    C'est une Afrique bien différente qu'elle va découvrir, dévorante, insaisissable. et un conformisme plus oppressant encore : celui du milieu colonial, fait de haines, de mesquineries, d'échecs inavouables.
    Quant à Geoffroy, il est parti pour Onitsha afin de retrouver l'emplacement de la nouvelle Meroë, fondée selon la légende sur une île du grand fleuve par Arsinoë l'Egyptienne, la reine noire. son rêve prend progressivement les couleurs de la défaite : Geoffroy ne trouvera que lui-même.

    Si le roman fait resurgir, aux côtés de Fintan, Maou et Geoffroy, le personnage d'Arsinoë, ou encore les mystérieuses figures des mythes africains, c'est que chacun de nous est une parcelle de la légende universelle qui, depuis les origines, ne cesse de s'écrire.
    Ce livre est pareil à l'Afrique : il brûle "comme un secret, comme une fièvre". s'il s'en dégage malgré sa violence un tel sentiment de sérénité, c'est que, chez Le Clézio, même la fièvre, même la révolte, même la défaite sont les couleurs de la paix.

    présentation de l'éditeur


     Au fil de la presse...

    L'Afrique, mythique et charnelle

    Il a douze ans, il s'appelle Fintan, il regarde sa mère, Maria Luisa, la belle Italienne, qu'il appelle Maou, et il a des larmes dans les yeux. Parce qu'il devine que sa vie va basculer. Fintan et Maou viennent de s'embarquer, en mars 1948, sur le Surabaya, vers l'Afrique de l'Ouest. Où les attend, dans un pays inconnu, un homme que Fintan redoute sans vraiment le connaître, et qu'on lui dit être son père.
    Goeffrey, un Anglais, que Maou l'Italienne avait rencontré très jeune, et dont elle avait très vite attendu cet enfant, Fintan. Et puis il y a eu la guerre, Geoffrey est parti, il est aujourd'hui à Onitsha, dans ce pays lointain d'Afrique, où sa femme et son fils vont enfin le rejoindre. Elle est pleine d'amour, de rêves ensoleillés, d'espoir, lui est inquiet, hostile, conscient d'aborder une vie nouvelle, inconnue, où sa mère « ne sera peut-être plus sa mère » à cause de cet homme qui « ne serait jamais son père ».
    Alors, pendant la longue traversée, sous le ciel bas, d'un gris laiteux, dans le bruit des machines et des coups de marteaux des Noirs, Krouis, Ghans, Yorubas, Ibos, Doualas, dont les femmes, sur le pont de charge, font têter des nourrissons pleurnicheurs tandis que, pour payer leur voyage, les hommes frappent la coque du navire pour arracher la rouille, Fintan commence d'écrire, sur un petit cahier à dessin, « Un long voyage », l'histoire d'Esther, qui arrive en Afrique en 1948...
    Les rivages lointains de l'enfance
    Jean-Marie le Clézio avait, lui, huit ans quand il s'est embarqué au lendemain de la guerre, avec sa mère, pour l'Afrique où l'attendait un père anglais et inconnu. Médecin, et non employé d'une entreprise de négoce. Mais sans doute tout aussi redouté, et tout aussi lointain. Jean-Marie Le Clézio, qui avait déjà dans « Le Chercheur d'Or » abordé les rivages lointains de son enfance à l'île Maurice revient ici, à cinquante ans passés, aux sources de sa vocation, et de son inlassable fascination pour les fleuves que l'on regarde lentement couler entre les rives brûlées, pour les déserts incandescents, pour les regards fiers des descendants de peuples indomptables aujourd'hui réduits à l'humiliation.
    Jean-Marie Le Clézio nous emmène au ceour des images qui l'ont hanté, des sensations qui l'ont forgé, des injustices qui l'ont blessé et c'est, une fois encore, très beau...
    Fintan, l'enfant débarquant dans un continent inconnu, dont il ne parle pas la langue, dont il ne connaît pas les pièges, Fintan otant à jamais ses chaussettes de laine, envahies de fourmis rouges, pour marcher, avec son copain et initiateur Bony, pieds nus dans la brousse aux hautes herbes coupantes, Fintan épiant, sur la berge du fleuve, les femmes prenant leur bain, et découvrant, dans l'épave d'un bateau de guerre anglais, la belle Oya aux yeux en amandes clouée au sol par le désir d'Okawho, un jeune noir aux joues et au front incisés de marques violettes, Fintan apprivoise peu à peu l'Afrique. Remontant la rivière Omerun en pirogue, partant de plus en plus loin, à l'aventure, les pieds nus désormais en corne dure sur la terre brûlée et craquante, « au coeur de son rêve ».
    A ses côtés, inquiète, solitaire, Maou, qui rêvait d'une Afrique romantique, s'ennuie sous les tôles torrides de sa maison à l'écart de la ville, déteste le milieu colonial, le Club où l'on se gave de médisances, et cette bonne conscience méprisante du « District Officer » paradant devant son somptueux buffet tandis que, sous les yeux de ses invités, une horde de noirs enchaînés creuse, sous le soleil aveuglant, sa future piscine. Vision fugitive, mais inoubliable, d'un colonialisme que Le Clézio ne dénonce pas lourdement, mais n'oublie pas au passage...
    Un hymne superbe
    Quant à Geoffrey, modeste employé de la United Africa, qui passe l'essentiel de son temps à faire l'inventaire de caisses de savon, de papier hygiénique et de boîtes de corned-beef, et s'avère le père sec et sévère que Fintan imaginait, il rêve aussi, derrière ses petites lunettes.
    Il rêve de retrouver les traces de la ville dont Meroë, la dernière reine noire d'Egypte, avait eu la vision, et vers laquelle, à travers le désert, elle avait jadis entraîné son peuple. Morte en route, telle une momie desséchée, Meroë hante l'employé de la United Africa qui finit par s'enfoncer, en suivant le fleuve, jusqu'à ce « lac de vie » caché au fond de la forêt et dont l'eau froide éteint un moment la brûlure de l'obsédante quête de l'inaccessible...
    Très proche de simples souvenirs d'enfance, parce ce que l'on y ressent, très concrètement, les haines, les peurs, les désarrois et les émerveillement d'un gamin qui ressemble sans doute beaucoup à l'auteur, le nouveau livre de Le Clézio est aussi un superbe hymne aux mystères et aux violences d'une Afrique découverte « comme un choc physique ». Une Afrique de sensations où, sous la pluie qui chaque soir chassait les vols d'ibis encore éclairés par le soleil, « tout était pris, disparaissait dans l'eau du ciel, l'eau du fleuve, tout était noyé », tandis que « le vacarme était partout, jusqu'au fond du ciel ».
    Une Afrique où les perdrix jaillissaient entre les buissons d'épines, où la nuit s'emplissait toujours de roulements de tambours en un bruit « étrange, très doux, une palpitation, un froissement léger comme s'il calmait la violence des coups de tonnerre ». Une Afrique que les Blancs, au seuil des années 50, piétinent et défigurent sous leurs derricks, et que Fintan quittera pour toujours sans jamais l'oublier. Comme Jean-Marie Le Clézio, qui sait, dans ce livre à la fois plus charnel que d'autres, mais tout aussi limpide, nous en restituer la magie, la rudesse, la misère et les mythes.

    Annie Coppermann (Les échos)

     


    Stylistique de l’obsession transmise dans Onitsha de Le Clézio

    Clarisse Barbier
    University of Kansas

    Onitsha, publié en 1991, relate l’aventure africaine de Fintan, enfant de Maou et de Geoffroy. Les études précédentes sur ce roman se penchent surtout sur la question du post-colonialisme, du sacré (Miller, Malaise), de la mémoire (Damamme-Gilbert) et même de la polyphonie (Van Acker), mais peu d’études linguistiques et stylistiques ont été faites. C’est ce que je vais entreprendre dans cet article, afin d’éclairer des passages ambigus et établir la distance ou influence discursive qui fait écho à la relation entre père et fils. Katsberg a établi une analyse lexicale des différentes parties d’Onitsha (le texte principal contre les colonnes à marges élargies) pour déterminer leur rôle dans le contenu et structure de l’œuvre. Katsberg conclut que les deux types de textes ne sont pas autonomes mais au service d’une même histoire. Dans cet essai, mon analyse diffère en ce que j’analyserai cette œuvre non seulement au niveau lexical mais aussi syntaxique, et mon travail servira à éclairer les passages dont le discours est ambigu et surtout pour définir dans quelle mesure le discours de Fintan adulte est coloré par celui de son père. Mon étude se focalisera donc principalement sur les colonnes à marge élargie. Ces colonnes sont au nombre de neuf et représentent majoritairement les pensées, les rêves et les explorations de Geoffroy au sujet de l’histoire des migrations du peuple de Meroë.

    La plupart des historiens, comme M. D. W. Jeffreys à qui le livre est dédié, soutiennent une thèse hamitique décrétant que la diffusion de progrès techniques provenait de l’Egypte vers le Niger, et non l’inverse. Il est difficile de déterminer l’origine de la migration, à l’époque de l’Ancienne Egypte, et dans ce but, les historiens comme Jeffreys se sont penchés notamment sur les similarités religieuses et rituelles des différents peuples. Parmi les rituels, Jeffreys se focalise sur la scarification itsi qui s’effectue sur le visage d’individus comme “sign of status, rank, or nobility” (Jeffreys 96). Dans les colonnes, ce signe itsi est un motif qui représente une quête pour Geoffroy qui dépasse la simple curiosité historique. Comme il est difficile de retracer l’origine de la migration africaine, aux témoignages historiques se mêle le récit légendaire sur la reine de Meroë. Des éléments, réels et légendaires, se mélangent dans les colonnes où Geoffroy intériorise ces éléments discursifs, au point de s’isoler dans cet imaginaire, et s’éloigner de sa famille. La thématique de l’obsession identitaire est d’ailleurs un autre motif chez Le Clézio, comme on peut le voir aussi dans les œuvres Voyage à Rodrigue (1985) et Le Chercheur d’or (1986). Afin de déterminer l’idéologie discursive des colonnes, il me faut d’abord passer par une étude de style.

    Comme Spitzer le notait, dans la stylistique “le savoir proprement linguistique (et qui répond à la question: comment la variation s’est-elle produite?) n’a plus qu’une valeur instrumentale et se subordonne à la question: pourquoi la variation s’est-elle produite?” (8). Je vais donc d’abord déterminer comment un phénomène discursif se manifeste, pour ensuite définir pourquoi il se manifeste. Ainsi, pour Spitzer,

    la linguistique offrira ses ressources au bénéfice d’une stylistique appliquée aux œuvres littéraires. […] Demander le pourquoi du fait linguistique n’est dès lors plus seulement une curiosité légitime: c’est une démarche nécessaire, qui fait découvrir la motivation, la fin visée, le pouvoir organisateur. (9)

    Grâce à cette approche je parviendrai à quantifier le “pouvoir organisateur” du discours des colonnes, et voir ainsi s’il se transmet de Geoffroy à Fintan à l’âge adulte. J’étudierai le concept de Bakhtine d’intériorisation du discours et observerai dans quelle mesure l’absorption d’un discours autre (celui du récit de la légende de Meroë par Geoffroy, l’obsession de son père par Fintan, etc.) s’opère. Dans une première partie, grâce à une approche ascendante du discours de Geoffroy—partant du lexique à la syntaxe pour finir dans une étude textuelle plus globale—je catégoriserai les éléments principaux qui participent à la création d’un discours obsessionnel. Puis, dans une deuxième partie, je verrai comme ce discours obsessionnel entraine l’isolement—discursif, idéologique mais aussi spirituel et psychologique—de Geoffroy. Enfin, dans une troisième partie, à la lumière des résultats de nos parties précédentes, j’analyserai les passages dont la source discursive est ambiguë, notamment la scène de la mort de Geoffroy, ainsi que la lettre de Fintan, adulte, qu’il écrit à sa sœur, afin de prouver que Fintan intègre le discours de son père.

    Lexique et syntaxe d’une obsession

    Dans Onitsha, Geoffroy est un personnage décrit comme mari et père absent selon les pensées de sa femme et de son fils. Non seulement il a été éloigné depuis la naissance de Fintan, à cause de la Seconde Guerre mondiale, mais lorsque Maou et Fintan le rejoignent à Onitsha, ces derniers constatent qu’il est rarement présent. En effet, souvent Maou se réveille dans la nuit et observe: “Geoffroy rentrait toujours si tard” (93). Le narrateur offre aussi la perspective de Fintan: “Geoffroy Allen était absent, il rentrait tard. Il allait chez Gerald Simpson, chez le juge, il allait à la grande réception chez le Résident, en honneur du commandement du 6e bataillon” (90). Fintan appelle Geoffroy par son nom complet, comme dans l’exemple cité plus haut, ou encore “porco inglesi” (75, 80), marquant sa distance affective envers Geoffroy, en rejet du lien paternel que Fintan ne reconnait pas. Geoffroy lui-même le constate: “ce fils né au loin, qu’il n’a pas vu grandir, pour qui il n’est qu’un étranger” (99). Le père brille donc par son absence dans sa vie familiale et par le peu d’interaction qu’il a avec sa femme et son fils. En effet, les rares instances de discours direct de Geoffroy envers ses proches sont des phrases courtes, très simples. La première parole dite à Fintan est “tu vas bien, boy?” (65), ce qui, pour une toute première rencontre avec un membre de famille intime, apparait simpliste et distant, et ne traduit ni enthousiasme, ni émotion particulière. Il en va de même pour son discours direct envers Maou, sa femme, qu’il appelle ici par son nom complet et non son diminutif affectif “Maou”: “Dors, Maria Luisa, Fintan est revenu […] Il était à l’embarcadère. C’est Elijah qui l’a ramené” (128). On voit donc que le discours de Geoffroy, quand dirigé vers sa famille—c’est-à-dire les personnes censées faire partie de son cercle relationnel le plus intime—n’est pas élaboré, lui qui aimait passionnément Maou, et exprimait dans ses lettres son impatience de les retrouver: “Quand vous serez à Onitsha. Je vous attends tous les deux, je vous aime” (25) et “Quand nous serons réunis à Onitsha” (97). Le discours de Geoffroy dans ces lettres anticipe une situation, et par conséquent, s’exprime par le biais du futur, d’une attente insatisfaite—en d’autres termes, d’une situation non-réelle car pas ancrée dans le présent. Lorsque le discours de Geoffroy est dirigé vers l’objet de ses recherches, l’histoire d’Onitsha, ce discours prend en revanche une toute autre forme, tant au niveau purement formel qu’au niveau lexical.

    Une exception formelle à la narration d’Onitsha est la représentation du discours de Geoffroy à travers les petites colonnes. Ces passages sont faits d’introspections et de rêves de Geoffroy, ainsi que d’informations historiques, avec de très rares dialogues ou d’incursions discursives d’autres personnages. Dans ces colonnes, le texte apparaît dans un espace aux marges considérablement réduites; les marges à droites traditionnelles—à travers la majorité de ce roman—sont de 1.5 cm contre 3.5cm pour celles des petites colonnes. Le Clézio fait le choix de mettre physiquement en exergue ce type de discours. Les colonnes donnent l’effet d’un journal intime (et pas uniquement de recherche puisqu’on y voit les émotions de Geoffroy), un récit dans un récit—une métadiégèse ou métalepse. Le Clézio en utilise dans diverses œuvres:

    Le troisième chapitre [du roman La Quarantaine], précisément intitulé “La quarantaine,” représente le roman dans le roman, une “métalepse” […] qui s’érige en récit autonome. Mise en abyme orientée vers le passé diégétique, ce roman dans le roman équivaut au “rêve” […] du narrateur premier […] Le récit de cette épopée adopte une typographie différente, tout comme […] la quête de Geoffroy dans Onitsha, un procédé qui peut signaler “la présence de quelques aspects de l’altérité” (Dictionnaire Le Clézio, La Quarantaine).

    Le discours de Geoffroy, quand il s’agit de sa quête historique sur le passé de Meroë, crée donc une métalepse, un récit “autonome” au sein du récit principal. L’autonomie de ce récit apparaît non seulement dans son formatage unique, mais aussi dans le contenu qui diffère grandement des paroles simplistes et distantes de Geoffroy envers sa famille.

    Pour identifier le caractère autonome de cette narration, j’ai eu recours notamment à un outil d’analyse textuelle, Voyant, qui permet un examen linguistique et lexical, notamment en générant des représentations visuelles. Avec Voyant, j’ai analysé uniquement les colonnes qui étaient reliées à Geoffroy sans ambigüité. Grace à cet outil de visualisation, je vais pouvoir élucider ce célèbre roman de façon novatrice et significative. J’ai exclu un passage ambigu (Onitsha 243–47) figurant dans une colonne, que nous étudierons plus tard afin d’en résoudre la source discursive grâce à notre étude du discours de Geoffroy. J’ai aussi bien entendu exclu la colonne qui représente la lettre de Fintan à Marima.

    Regardons le lexique de Geoffroy dans ces colonnes. Nous savons que Geoffroy fait des recherches sur l’histoire de Meroë dès le départ. Néanmoins, à cause de son absence—forcée par la guerre ou choisie par le travail et les recherches—Maou comme le lecteur n’en savent pas plus. Ce n’est qu’au moment où la première colonne apparait que le lecteur—mais pas Maou, puisqu’elle n’a pas accès à cette métadiégèse—se rend compte de la portée qu’a l’histoire d’Onitsha sur Geoffroy, qui se traduit dans le lexique utilisé. Parmi les occurrences les plus courantes, “fleuve” est le mot le plus fréquent, apparaissant 63 fois à travers toutes les colonnes analysées. “Soleil” apparait 53 fois; “Meroë,” 36 fois; et “signe,” 29 fois, pour ne citer que quelques occurrences majeures. En comparaison, “Fintan” n’apparait qu’une fois. Grâce à Voyant, on peut constater la prévalence de certains mots de façon imagée, comme dans la Figure 1:

    Figure 1. Voyant

    Le nuage de mots-clés ci-dessus transcrit la fréquence lexicale à travers la taille des mots—plus le mot est large, plus il est fréquent. Ce type de visualisation est utile car il permet une appréhension immédiate et concise du lexique d’un texte. Ce procédé mime ainsi la place métaphorique que certains signifiants ont dans le discours interne de Geoffroy, place représentée par la largeur du signifiant représenté. Le mot “fils” apparait 15 fois. Cependant en observant le contexte de ses occurrences, il est intéressant de noter 1 seule fait référence à Fintan, le fils de Geoffroy; les 14 autres font référence à des personnages historiques ou légendaires. A travers cette analyse, on constate donc que même le lexique de la famille s’apparente en fait à l’histoire d’Onitsha. On commence alors peu à peu à comprendre la distance entre Geoffroy et la réalité, ainsi que l’étendue de l’obsession de Geoffroy avec l’histoire de Meroë.

    Poursuivons notre approche ascendante et étudions la syntaxe. Au-delà de la répétition purement lexicale dans les colonnes de Geoffroy, certaines structures syntaxiques se répètent également. Par exemple, on trouve 49 occurrences de structures de type “c’est + phrase nominale”: “c’est le signe qui est entré en lui, […] l’a marqué lui aussi sur son visage trop blanc” (100), “c’est elle qu’il voit” (142), etc. Selon les règles grammaticales, “l’extraction d’un constituant au moyen de c’est/il y a …qui permet la focalisation d’un constituant, c’est-à-dire sa mise en évidence comme propos” (Riegel 608). La structure de type “c’est + phrase nominale” est un donc procédé emphatique, qui met l’accent sur la phrase nominale qui suit “c’est” car cette structure place au premier plan une phrase nominale choisie, qu’elle soit sujet ou objet du verbe suivant. Parmi les 49 occurrences, 45 font référence directement ou indirectement aux éléments de la quête de Geoffroy (signes, fleuve, reine noire, endroits historiques et sacrés). La syntaxe emphatique traduit bien l’importance de certains sujets, à l’avant-scène de l’esprit de Geoffroy.

    Aux structures emphatiques se mêlent la longueur de la phrase elle-même, et la conséquence de cette longueur sur la continuation du thème de la phrase. Le thème—“ce dont parle le locuteur” (Riegel 605)—dans les petites colonnes se maintient implicitement au-delà de la phrase originale pour se retrouver dans la phrase suivante. Ce procédé requiert donc que le lecteur se rappelle activement l’origine du thème pendant la lecture, puisque ce thème ne sera pas explicitement répété. Regardons un passage pour une observation du phénomène de maintien thématique à un niveau plus global:

    C’est le visage sculpté des marques itsi, le visage masqué des Umundri. Sur les quais d’Onitsha, le matin, ils attendent, immobiles, en équilibre sur une jambe, pareils à des statues brûlées, les envoyés de Chuku sur la terre.

    C’est pour eux que Geoffroy est resté dans cette ville, malgré l’horreur que lui inspirent les bureaux de la United Africa, malgré le Club, malgré le Résident Rally et sa femme, leurs chiens qui ne mangent que du filet de bœuf et qui dorment sous des moustiquaires. Malgré le climat, malgré la routine du Wharf. Malgré la séparation d’avec Maou, et ce fils né au loin, qu’il n’a pas vu grandir, pour qui il n’est qu’un étranger.

    Eux, chaque jour, sur le quai, dès l’aube, attendent on ne sait quoi, une pirogue qui les emmènerait en amont, qui leur apporterait un message mystérieux. Puis ils s’en vont, ils disparaissent, en marchant à travers les hautes herbes, vers l’est, sur les chemins d’Awgu, d’Owerri. Geoffroy essaye de leur parler, quelques mots d’ibo, des phrases en yoruba, en pidgin, et eux, toujours silencieux, non pas hautains, mais absents, disparaissant vite à la file indienne le long du fleuve, se perdant dans les hautes herbes jaunies par la sécheresse. Eux, les Umundri, les Ndinze, les “ancêtres,” les “initiés.” (Onitsha 99­–100, caractères en gras ajouté)

    Le thème du discours en gras est “les Umundris,” le peuple africain auquel s’intéresse Geoffroy. Ce thème est alors maintenu à travers le passage entier, seulement référé par les pronoms eux, ils, les, leurs (en gras également ici). Dans les deux premiers paragraphes, la référence des pronoms est facilement compréhensible. Cependant, à partir du troisième paragraphe, il est moins évident de suivre la référence puisque d’autres personnages sont nommés (ex: Maou, Fintan), et “lorsque plusieurs groupes nominaux peuvent jouer le rôle d’antécédents d’un même pronom, le récepteur rencontre des ambiguités” (Riegel 611). En effet, Maou et Fintan pourraient, grammaticalement, correspondre aux pronoms pluriels qui suivent. Le caractère alors ambigu du thème, et surtout le fait que le thème n’est pas répété explicitement durant les longs paragraphes, exige du lecteur un travail de mémoire actif. Pour une compréhension optimale du discours de Geoffroy, le lecteur doit donc activement garder à l’esprit le thème initial du discours, sous peine de se perdre dans le flot ininterrompu des mots de Geoffroy. Ce discours continuel, à ellipses, requiert du lecteur une immersion complète dans l’esprit de Geoffroy et de sa passion pour les Umundris pour que le lecteur puisse résoudre l’origine des pronoms. Ce maintien thématique confirme ainsi la qualité obsessive du discours interne de Geoffroy, et invite le lecteur à une immersion discursive totale.

    Isolement narratif et spirituel

    Maintenant que nous avons prouvé, grâce à une étude lexicale et syntaxique, la nature obsessive du discours de Geoffroy, poussons notre analyse pour voir à quel point Geoffroy est isolé dans cette obsession. Tout d’abord, le format des colonnes en lui-même est éloquent. Les larges marges mettent de toute évidence en exergue le discours interne de Geoffroy comparé au reste du roman. Nous avons parlé plus tôt de l’autonomie de cette métalepse, tant au niveau formel qu’au niveau du contenu. Mais après avoir constaté l’ampleur de l’obsession de Geoffroy, devrait-on parler d’autonomie ou d’isolement pur et simple? L’autonomie est définie par Larousse comme “Capacité de quelqu’un à être autonome, à ne pas être dépendant d’autrui; caractère de quelque chose qui fonctionne ou évolue indépendamment d’autre chose” alors que l’isolement est défini comme “État de quelqu’un qui vit isolé ou qui est moralement seul. Séparation d’un individu—ou d’un groupe d’individus—des autres membres de la société.” Autonome ne veut donc pas nécessairement dire isolé, et la question de l’isolement se pose après notre analyse lexicale qui a montré, par exemple, que Fintan n’est pas présent dans les pensées de son père puisque son nom n’apparaît qu’une fois, et que les occurrences de “fils” font majoritairement référence à des personnages inconnus et/ou légendaires. D’après ces données, on est plus à même de déclarer Geoffroy isolé qu’autonome, puisqu’il apparait comme séparé de sa communauté, que ce soit sa famille ou les autres administrateurs coloniaux. Geoffroy se sent “moralement seul,” pour reprendre le terme de la définition d’isolement, car il se trouve non seulement émotionnellement séparé de sa propre famille dans le présent, mais aussi temporellement et racialement séparé de la société passée de Meroë.

    Nous avons montré, dans la première partie, que le lexique de la légende de Meroë prend le dessus. Geoffroy a eu accès à ce vocabulaire sur le peuple de Meroë grâce à autrui: d’abord avec Sabine Rhodes, puis Geoffroy se plonge dans des ouvrages historiques. Geoffroy entre également en contact avec le récit légendaire grâce à un vieil homme, Moises (101) qui lui raconte son propre témoignage, et récite les paroles du Livre des Morts. Geoffroy va alors intérioriser ce récit, ce vocabulaire du livre des Morts, qu’il fera sien: il l’écrit puis le répète (137), et ces paroles “résonnent” en lui (138). A cause de cette intériorisation continue, il est prévisible que le langage du mythe se retrouve tout au long des colonnes, ainsi que nous l’avons vu dans la Figure 1. Geoffroy intègre complètement cette force discursive comme sienne dans le passage suivant: “Alors quelque chose s’ouvre dans le cœur de Geoffroy. C’est le signe marqué sur la peau du visage, gravé au couteau et saupoudré de cuivre” (103). Le moment où Geoffroy sent son cœur se graver du signe itsi marque la transformation psychologique du personnage qui se sent enfin en appartenance avec le récit de Meroë. Ce processus d’intégration se fait grâce aux sensations intenses, et mystiques, que Geoffroy éprouve:

    (F)or Le Clezio, it is as if the senses offered the only path to, literally, “making sense” of the world. In lieu of intellectual abstraction, he professes to prefer thought in its nascent state, that is to say, at its purest and most “alive” […] Understanding thus resides in the immediacy of experience, apprehended before it is processed by intellectual rationalisation because our senses cannot lack integrity. (Vassilatos 65)

    La légende de Meroë semble donc gouverner la réalité de Geoffroy comme nouvelle norme, et pour une nouvelle identité dépassant son statut de colon étranger grâce au vocabulaire du mythe, qui l’isole d’autant plus dans un espace liminal.

    La quête du passé de Meroë est une quête en solitaire car identitaire. Nous en avons vu plusieurs exemples plus haut, mais un élément majeur qui va démontrer cet isolement à travers les colonnes sera l’étude de la présence des occurrences les plus nombreuses en relation avec Geoffroy—regardons la Figure 2:

    Figure 2. Voyant

    Dans la figure 2, Voyant génère un graphique dont l’axe x est la fréquence relative d’un mot aux autres, et l’axe y représente les segments du texte (toutes les colonnes de Geoffroy). On peut observer que depuis le début et pendant la majorité du texte, les termes les plus récurrents—liés à la quête de Meroë—s’entremêlent de façon homogène pour la plupart du temps. La quête commence vraisemblablement par l’idée des “signes” itsi et ses symboles tels que le soleil. Le fleuve apparait tôt également et c’est au milieu de la quête de Geoffroy que son appel se fait plus fort. Le nom de Geoffroy se mêle en filigrane aux termes mystiques et symboliques de sa quête, “littéralement habité par le mythe comme s’il devait se retrouver en allant au bout de son exploration” (Pien 16). Pien identifie d’ailleurs le moment de rupture dans les colonnes, quand Geoffroy “entre dans le mythe pour s’y confondre” (60). On peut en effet constater d’après la Figure 2 que vers la fin du texte analysé, le nom de Geoffroy se distingue des autres termes. A travers ce procédé linguistique, la narration indique que la conscience de soi de Geoffroy, par la répétition de son nom, émerge et s’établit: pour Geoffroy, la quête de Meroë n’était pas une investigation historique, mais il “s’agissait pour lui d’une quête spirituelle” (Clerc 56).

    La spiritualité liée à l’identité est un thème récurrent chez Le Clézio, et ici, nous sommes témoins de l’entrée de Geoffroy dans un domaine spirituel encore inconnu pour lui jusque-là. En parallèle, on peut se rappeler l’évènement entre Fintan et les termitières: Fintan attaque sans arrière-pensée des termitières et Bony, son ami du village, accourt pour l’arrêter en expliquant que les termites sont des dieux. Comme le remarque Trzyna:

    Certainly one can see in this scene a separation of the sacred and the profane. […] There is also a colonial motif: the young child of the colonizers savagely attacks something he does not understand and destroys an essential part of the environment and its culture. […] The termites are god because without them the grasshoppers will disappear. Everything is connected. The key lesson is to understand that connectedness and to participate in it willingly rather than to disregard it or even worse take measures to destroy it. (576–77)

    Geoffroy transcende donc son identité de colon, contrairement à Fintan dans l’exemple ci-dessus, en se sentant intégré au mythe de Meroë. La conclusion que la quête de Meroë est spirituelle corrobore donc l’analyse de Pien, énoncée plus haut, notant que Geoffroy doit “se retrouver” à la fin de son exploration. Certains critiques voient cet entremêlement entre Geoffroy et le peuple de Meroë une raison intime chez Le Clézio: “l’ouverture leclézienne au savoir mythique ou légendaire des communautés qu’il fictionnalise souligne le désir de l’écrivain de forger des liens tant syntagmatiques que paradigmatiques avec les peuples et ce, jusqu’à l’origine du temps” (Lohka 35). Le Clézio tente donc ici de créer, à travers des procédés linguistiques, un lien intime entre Geoffroy et le peuple de Meroë, jusqu’à brouiller la frontière entre discours légendaire et discours intérieur de Geoffroy.

    Sources discursives ambigües et transmission de l’obsession paternelle

    Puisque nous venons de déterminer les facteurs déterminants du discours de Geoffroy, tournons-nous enfin vers les passages que nous avons exclus auparavant à cause de potentiel ambiguïté, ou l’évidente extériorité à Geoffroy de la lettre de Fintan à Marima. Le premier extrait exclu se trouve après la guérison de Geoffroy (243–47) et le caractère ambigu se pose car, malgré le fait que nous avons établi que Geoffroy a intériorisé le discours sur le peuple de Meroë, ce passage ne comporte pas ou très peu les termes qui hantaient Geoffroy durant sa quête:

    Figure 3. Voyant

    Les termes les plus fréquents ici sont des noms de lieux et d’éléments bel et bien historiques, comme la présence des soldats anglais et la destruction de l’oracle. Les termes qui envahissaient Geoffroy durant son exploration n’apparaissent pas ici: “fleuve” n’est jamais mentionné, “signe” et “soleil” apparaissent deux fois. Que ce passage provienne du narrateur, à la voix omnisciente et neutre, ou de Geoffroy, il est clair qu’une rupture discursive s’opère nettement entre cette colonne et toutes les colonnes précédentes. Puisque les colonnes ont été jusqu’ici un signe de l’intériorité de Geoffroy—de plus, ce passage particulier est directement suivi par une introspection explicite de Geoffroy—nous estimons que ce discours appartient bien à Geoffroy. Le format de petites colonnes et le changement abrupte de ton dans une colonne agissent ainsi comme la “ficelle,” l’aide au lecteur, dont Wayne Booth parle dans sa Rhetoric of Fiction, car ensemble ils forment un “ostensibly dramatic move […] dictated by the effort to help the reader grasp the work” (xiii). La transformation discursive au sein des colonnes marque le tournant dans l’évolution de Geoffroy, dont les comportements ont jusqu’ici toujours été dictés par l’obsession pour Meroë. Geoffroy est transformé par sa maladie et la possibilité de la mort: même s’il pense encore au peuple de Meroë, il n’est plus sous l’emprise d’une obsession mystique, il s’ancre dans la réalité historique, factuelle. Après le “baptême” et après avoir frôlé la mort, Geoffroy ne considère plus son exploration comme source de spiritualité, mais l’observe simplement à travers le prisme des faits, de l’Histoire. C’est donc pour cette raison que le vocabulaire légendaire et mystique ne gouverne plus le discours du personnage ici. Dans la même colonne, le dernier paragraphe est clairement séparé du premier passage sur l’Histoire d’Aro Chuku par un espace dans la mise en page. On y trouve une introspection de Geoffroy qui se repose près de Maou:

    Sur le lit de sangles, Geoffroy écoute la respiration de Maou. Il ferme les yeux. Il sait qu’il ne verra pas ce jour. La route de Meroë s’est perdue dans le sable du désert. Tout s’est effacé, sauf les signes itsi sur les pierres et sur le visage des derniers descendants du peuple d’Amanirenas. Mais il n’est plus impatient. Le temps n’a pas de fin, comme le cours du fleuve. […] Il sent son odeur de la nuit, douce et lente, il écoute la respiration de Maou qui dort, et tout d’un coup, c’est ce qu’il y a de plus important au monde. (247–48)

    La forme cyclique du texte, construite grâce aux répétitions des phrases situées au début et à la fin “Geoffroy/il écoute la respiration de Maou,” montre un changement radical dans le discours de Geoffroy, et donc dans sa psychologie. “Maou”—mentionné 3 fois alors que les termes autrefois obsédants comme “signe,” “Meroë” ou “fleuve” n’apparaissent qu’une fois—se pose ici comme force centripète, stabilisatrice, dans le langage, dans la perspective du monde de Geoffroy, puisqu’être près d’elle et l’entendre respirer est “ce qu’il y a de plus important au monde.” Geoffroy a perdu son impatience en réalisant et acceptant que “il ne verra pas ce jour” et “comme Fintan et Maou, Geoffroy apprend à accepter le temps et la mort […] Ces trois êtres se retrouvent, à la fin du roman, dans une perception commune du temps” (Pien 47). Ce passage introspectif montre bien que Geoffroy parvient finalement à sortir de son obsession et se recentre sur sa famille, sur une réalité plus concrète. Ce rapprochement entre Geoffroy et sa famille se trouve renforcé lorsqu’il tente de transmettre son savoir à Fintan, l’incluant avec ce “nous” dans des potentiels projets d’explorations futurs.

    Un autre passage ambigu se trouve en dehors des colonnes, lors de la mort de Geoffroy (284–87). Après une description des soins de Maou envers un Geoffroy inconscient, la narration plonge dans ce qui semble être l’esprit de Geoffroy: “Peut-être que Geoffroy l’entend, là-bas, si loin, là où son esprit glisse et se détache de son corps.” (284). A partir de ce moment-là, on observe une transition vers une focalisation interne qui rappelle le discours des colonnes où Geoffroy laissait libre cours à son obsession. On retrouve en effet les tournures d’emphase “c’est + phrase nominale” à multiples reprises: “c’est le signe itsi,” “c’est ici que la reine noire a conduit son peuple.” Les termes les plus récurrents sont les mêmes que dans les colonnes du discours obsessif: “lumière,” “signe,” “soleil,” “fleuve,” comme on peut le voir dans la Figure 4:

    Figure 4. Voyant

    Figure 5. Voyant

    Contrairement à la colonne précédente, qui prouvait une séparation entre Geoffroy et le mythe, on observe ici une complète absorption de Geoffroy par la légende de Meroë. Comme on le voit dans la Figure 5, Geoffroy, en train de mourir, se voit suivre le fleuve pour s’intégrer aux éléments légendaires, au même plan grâce à une fréquence lexicale égale. Dans sa mort, il va voir que “la nouvelle Meroë s’étend entre les deux rives du fleuve […] à l’endroit même où il a attendu pendant toutes ces années.” (285). Puis au moment de sa mort, il ne s’appelle plus Geoffroy mais “l’homme qui va mourir” (287), comme si cette scène était vu à travers des axes métaphysiques de vie ou de mort, et non plus simplement selon l’individualité de Geoffroy et de son obsession. On observe une répétition des images du moment où Geoffroy est en paix avec lui-même sur son lit en écoutant la respiration de Maou: “la route de Meroë s’est perdue dans le sable du désert” et “le temps n’a pas de fin” (248), et au moment de sa mort il dit que “le sable du désert a recouvert les ossements” et que “la route de Meroë n’a pas de fin” (287). Puisque Geoffroy réutilise des expressions similaires à celles qu’on trouve dans la colonne où il est en accord avec son présent et sa vie de famille (247–48), il semble que la mort réconcilie Geoffroy avec la légende de Meroë, ravivant ce sentiment de véritable bonheur—son visage reflète d’ailleurs “une telle joie” (286)—et de résolution qu’il avait sur son lit de sangles près de Maou.

    Nous avons vu déjà dans le passage avec Maou (247–48) que Geoffroy trouve la paix et le bonheur quand il accepte le concept du temps infini, et cela est de nouveau actualisé dans sa mort. Pien note que “le parcours de Geoffroy ressemble à une lente préparation à la mort, ce qui signifie que l’une des raisons de l’obsession de Geoffroy vis-à-vis du mythe de la reine de Meroë était au départ une peur de la mort, une peur du temps” (Pien 63). Geoffroy, pour vaincre sa peur de la mortalité, se passionne pour la légende car, contrairement aux hommes “l’histoire ne meurt pas, elle se réincarne, tout le temps” (63). Même si le peuple de Meroë a disparu, les historiens ont écrit des récits, mais aussi la légende se transmet encore oralement, comme grâce à Moises. Pien décrypte la métaphore du fleuve qui envahit le roman: “Les mythes sont des fleuves qui, confluents d’abord, ont, cependant, la même source. Il faut donc, pour Le Clézio et pour Geoffroy, remonter à la source commune, là où le monde peut s’écrire avec un seul nom” (67). L’entremêlement de Geoffroy au fleuve mythique, comme vu dans la Figure 5 au niveau purement lexical, est donc est donc une stratégie pour s’attacher à une source d’une “union fondamentale” (67) qui permet d’accéder à une forme d’immortalité, celle qui est offerte par le mythe. On peut d’ailleurs comparer les tournants dans le discours de Geoffroy. En effet, dans sa maladie, il est encore effrayé par la mort et sa finitude: “tout est terminé. Il n’y a pas de paradis” (225), mais une fois qu’il dépasse son angoisse en entrant dans le mythe, Geoffroy apprécie l’idée que “le temps n’a pas de fin” (248). Geoffroy, en mourant, se sent absorbé par une lumière: “C’est bien celle [lumière] de l’éternité puisqu’elle survit au sable du désert, aux ossements enfouis, et qu’elle emporte Geoffroy au-delà de sa disparition physique sur une route “qui n’a pas de fin” (Clerc 58). Geoffroy meurt heureux puisque, selon sa perspective, il a vaincu la mortalité. Il a réussi à entrer dans la légende et accéder au secret du mythe du peuple de Meroë—cette vérité que “seul le poids de son corps l’empêchait” de voir (285).

    Étudions maintenant la colonne qui inscrit le discours de Fintan adulte, dans une lettre à sa sœur, afin d’évaluer si la transmission idéologique de Geoffroy se traduit au niveau discursif. Avec la relation conflictuelle entre Fintan et Geoffroy, on s’attend ici à un rejet des valeurs et obsession de son père car, tout au long du roman, comme Simpore le note, Fintan et son père étant “condamnés à vivre ensemble, Le Clézio investit un champ d’investigation où s’opposent des valeurs générationnelles, identitaires et culturelles” (Simpore 167). Cependant, comme Miller l’observe tout au long du roman, “père et fils tentent de résoudre leur conflit en construisant ensemble un discours sur le sacre de l’autre colonisé.” (Miller, Malaise 32). Par exemple tous deux souffrent de “fièvre” dans leur curiosité d’Afrique: Fintan est “brûlé et enfiévré” (18) et pour Geoffroy “l’Afrique brûle” (99). Le conflit père-fils est un thème récurrent chez Le Clézio, et l’image de l’Afrique est souvent génératrice de rapprochement entre ces deux générations qui ne se comprennent pas. Par exemple, dans le roman L’Africain:

    L’histoire de L’Africain pose, comme thème central, l’incompréhension réciproque entre père et fils […] Alors que le narrateur exprime son adhésion enthousiaste au monde sauvage qu’il découvre, le père reste cet autre, l’inconnu, l’étranger, celui sur qui s’étend l’effet barbare. Père et fils partagent le rêve d’une Afrique épurée des stigmates de l’histoire et revendiquent la terre africaine comme un bien en péril, à protéger contre la dénaturation et la domination. (Spreti 75)

    Cette obsession pour la terre africaine est donc le seul élément fédérateur entre Fintan et Geoffroy car, “pour que l’étranger [Geoffroy pour Fintan au début] devienne le père, il faudrait que Fintan puisse partager avec lui la ville africaine imaginaire et mythique, qu’il fasse siennes les mêmes obsessions.” (Miller, Onitsha 40). En effet, alors que Fintan rejette Geoffroy en tant que père car trop absent, si le père et le fils s’accordent dans leur obsession de la vérité sur le peuple de Meroë, alors ils auront enfin une origine commune à suivre, un concept de filiation qu’ils acceptent tous deux, même si ce n’est pas leur origine personnelle à proprement parler. Regardons d’abord le discours de Fintan dans sa lettre à Marima:

    Figure 6. Voyant

    On voit que certains termes récurrents chez Geoffroy apparaissent chez Fintan: “fleuve,” “Onitsha,” ou encore la répétition du déictique “là.” Fintan se préoccupe de l’idée du “nom,” en particulier de la perception du terme “Afrique” pour sa sœur: “Je voudrais tant que tu ressentes ce que je ressens. Est-ce que pour toi, l’Afrique c’est seulement un nom, […] un endroit dont on dit le nom parce qu’il y a la guerre?” (277). Pour Fintan, le signifiant “Onitsha” ne se résume pas à un simple terme distant, mais au contraire engendre un signifié à caractère intime et ontologique—que Fintan souhaite que sa sœur intègre à son propre discours. Geoffroy et Fintan soutiennent tous deux dans leurs discours le fait que le signifié d’Onitsha est détenteur du sens des origines sur plusieurs niveaux: origine des migrations des peuples africains vers l’Egypte, et origine de la naissance de Marima, entre autres. Tout comme Geoffroy, Fintan développe une perception mystique de l’Afrique. Quand la guerre au Biafra a éclaté, Fintan suppose que Marima, née en Afrique, a “dû ressentir un frisson, un tressaillement, comme si quelque chose de très ancien et de très secret se brisait en [elle]” (277–78). Tout comme dans le discours de Geoffroy, on observe des répétitions emphatiques, telles que des anaphores: “J’aurais voulu te dire plus […] J’aurais voulu être dans Aba” (278). Ces procédés discursifs prouvent donc que Geoffroy a bel et bien transmis son obsession à son fils qu’il perpétue en tentant de la transmettre à sa sœur. Comme Pien l’avait noté, “l’histoire ne meurt pas, elle se réincarne, tout le temps,” se prolongeant au-delà de la mort de Geoffroy, inscrivant ainsi ceux qui s’y sentent liés dans l’immortalité. Fintan l’avoue d’ailleurs:

    Même ce que j’avais oublié est revenu au moment de la destruction [d’Onitsha], comme ce train d’images qu’on dit que les noyés entrevoient au moment de sombrer. C’est à toi, Marima, que je le donne […] à toi qui es née sur cette terre rouge […] que je sais que je ne reverrai plus. (280)

    A l’instar de son père, Fintan est en manque de cet ailleurs qui est menacé de disparaitre par la guerre, et il souhaite faire vivre le souvenir d’Onitsha en le transmettant à sa sœur. Trzyna note que Onitsha, comme d’autres romans de Le Clezio, “that through children transforming change may come—because it takes generations to undo what we have done to one another. The power of shared narratives will be one of the tools that will bring” (583). Liant intimement sa propre identité à l’Afrique, et se sentant comme un “noyé” sur le point de sombrer face à la destruction d’Onitsha, Fintan éprouve alors le besoin de faire de Marima la réceptrice de son discours au ton urgent car “la mémoire d’un lieu se fait pressante lorsqu’on n’a que les mots pour le faire vivre” (Lohka 33).

    En conclusion, nous avons établi une analyse stylistique des principaux éléments discursifs qui se trouvent dans les petites colonnes, prouvant la transmission d’une obsession ontologique du père au fils. Nous avons aussi déterminé la source discursive des passages ambigus. Fintan intériorise le discours de son père, ce qui montre qu’il le reconnait finalement ou, au moins, reconnait l’idéologie de Geoffroy comme nécessaire d’être pérennisée à travers sa sœur. Le père et le fils créent donc une idéologie de l’Afrique aux implications métaphysiques puisque touchant à l’existence et l’immortalité, une idéologie où “la séparation de la contestation et de la nostalgie s’avère en fin de compte impossible puisque ce qu’on doit contester ne peut être rien d’autre que la constitution de sa propre identité” (Miller, Onitsha 41). Que ce soit Geoffroy qui se trouve “trop blanc” pour accéder au signe itsi, ou Fintan en conflit avec sa situation de fils de colons, leur soif de résolution s’intègre dans le malaise de l’ère coloniale et postcoloniale.

     

    Œuvres citées

    Benveniste, Emile. Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard, 1966.

    Booth, Wayne C. The Rhetoric of Fiction. Chicago: U of Chicago P, 1983.

    Clerc, Jeanne-Marie. “Les masques, ou Le Clézio passeur d’Afrique,” in Le Clézio, passeur des arts et des cultures, eds. Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet and Marina Salles. Rennes: PU Rennes, 2010. 45–54.

    Damamme-Gilbert, Béatrice. Les enjeux de la mémoire dans Onitsha et l’Africain de J. M. G. Le Clézio. Australian Journal of French Studies 45.1 (2008): 16–32.

    Dictionnaire Larousse en-ligne (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais-monolingue).

    Dictionnaire en ligne J. M. G. Le Clézio (http://www.editionspassages.fr/dictionnaire-jmg-le-clezio/).

    Dreve, Roxana-Ema. “L’écriture de J. M. G. Le Clézio dans DésertOnitsha et L’Africain ou la voix d’un continent,” in Littérature et politique en Afrique: Approche transdisciplinaire. Eds. Simona Jișa, Buata B. Malela and Sergiu Mișcoiu. Paris: Editions du Cerf (Patrimoines), 2018. 307–18.

    Jeffreys, M. D. W. “The Winged Solar Disk or Ibo It∑i Facial Scarification.” Africa: Journal of the International African Institute 21.2 (1951): 93–111.

    Katsberg Sjöblom, Margareta. “Les récits intercalés dans les romans de J.-M.-G. Le Clézio, une approche lexicometrique,” in Lectures d’une œuvre: J. M. G. Le Clézio. Eds. Sophie Jollin-Bertocchi and Bruno Thibault. Nantes: Editions du Temps, 2004. 43–61.

    Lohka, Eileen. “‘Insaisissable et multiforme’: L’art de J. M. G. Le Clézio,” in Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet and Marina Salles, eds. Le Clézio, passeur des arts et des cultures. Rennes: PUR, 2010. 29–42.

    Mbassi Atéba, Raymond. “L’imaginaire camerouno-nigérian dans Onitsha et L’Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio, un recyclage des fraternités interrompues,” in L’Afrique et les Mascareignes de Le Clézio (Mosaïques, hors-séries, no. 1), eds. Raymond Mbassi Atéba and Kumari Issur. Paris: Editions des Archives Contemporaines, 2013. 111–26.

    Miller, Robert. “Onitsha ou le rêve de mon père: Le Clézio et le postcolonial.” International Journal of Francophone Studies 6.1 (2003): 31–41.

    –––––. “Le Malaise du sacré dans Onitsha et Pawana de J.-M. G. Le Clézio.” Nouvelles études francophones 20.2 (2005): 31–42.

    Morris, Pam, ed. The Bakhtin Reader: Selected Writings of Bakhtin, Medvedev, Voloshinov. New York: Bloomsbury (Edward Arnold), 1997.

    Pien, Nicolas. Le Clézio, la quête de l’accord originel. Paris: L’Harmattan, 2004.

    Riegel, Martin, Jean-Christophe Pellat and René Rioul. Grammaire méthodique du français. Paris: PUF, 2001.

    Simpore, Karim. “Mobilité, rêves et révoltes: Les paradoxes Le Cléziens dans Onitsha.” Australian Journal of French Studies 54.2–3 (2017): 160–73.

    Sperti, Valeria. “Chacun est le barbare de l’autre: père et fils dans L’Africain de J.M.G. Le Clézio.” Francofonia 70 (2016): 67–82.

    Spitzer, Leo. Études de style. Paris: Gallimard, 1970.

    Thibault, Bruno. J. M. G. Le Clézio et la métaphore exotique. Amsterdam: Rodopi, 2009.

    Trzyna, Thomas. “Spirituality and Action in the Novels of J.-M. G. Le Clézio.” Christianity and Literature 4 (2012): 567–86.

    Van Acker, Isa. “Polyphonie et altérité dans Onitsha et Etoile errante.” Thamyris/Intersecting 8 (2001): 201–10.

    Vassilatos, Alexia. “The poetics of sensation in J. M. G. Le Clezio’s Onitsha.” Journal of Literary Studies 29.3 (2013): 61–81.

    Voyant (https://voyant-tools.org/).

     

     

    L'auteur partage dans ce roman (qui s'apparente plutôt à un récit) des souvenirs d'enfance, dans les pas du jeune adolescent Fintan qui découvre l'Afrique et voue une haine profonde aux Anglais (empire colonial, peu de temps après la fin de la 2e guerre mondiale) installés sur les rives du fleuve Niger. Fintan entretient une relation complexe avec ses parents (très grande complicité avec sa mère Maou, minutieusement décrite depuis le voyage à bord du 'Suribaya', relative animosité envers son père Allen, celui-ci étant totalement obsédé par le destin de Méroë, reine d'Egypte (au temps des Pharaons), chassée avec son peuple). La famille Allen va se lier avec différents personnages : villageois, pêcheurs, dont certains, littéralement marqués (scarifications Itsi dur le visage) symbolisent le mythe du peuple jadis errant depuis l'Egypte vers l'Afrique de l'Ouest.


    Lu en août 2022, collection personnelle (Papa et Maman, Sorgeat)

     

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    Vérification de la porte opposée
    Vérification de la porte opposée

    Vérification de la porte opposée : recueil de nouvelles / Sylvain Tesson - Paris : Libretto, 2021

    ISBN 978-2-36914-572-1

     

     

     

     

     

    Vérification de la porte opposée regroupe deux recueils de nouvelles de Sylvain Tesson parus chez Phébus en 2002 et 2004 sous les titres Nouvelles de l’Est et Les Jardins d’Allah, mais augmenté de façon significative d’un texte inédit. Dans cette vingtaine de nouvelles, qu’il décrive la Russie postsoviétique ou les ravages du fanatisme islamique, l’auteur nous parle toujours, avec indulgence, mélancolie et humour, de l’incompréhension entre l’Orient et l’Occident, et plus largement, entre les cultures. La nouvelle inédite, Les Naufragés de l’E19, conte de Noël grinçant, dévoile le cynisme de notre monde. Comme si Sylvain Tesson voulait nous rappeler, sans trop s’en donner l’air, que vivre, où que l’on soit, c’est toujours tomber de haut.

    présentation de l'éditeur

    Titres des nouvelles :
    La seconde côte d'Adam


     Au fil de la presse...

    "Un scientifique doit parfois mettre sa rigueur au service de l'imagination." 

    Dans les années 1950, trois scientifiques progressent depuis 15 jours dans l'Himalaya : Anatole zoologue, spécialiste des félins d'altitude et doyen du laboratoire de mammalogie comparée de l'université de Minsk en Biélorussie, sa femme Véra et Kolya scientifique ukrainien, ancien élève d'Anatole. Leur but : découvrir l'once des altitudes, le léopard des neiges dont on soupçonnait l'existence mais qui n'avait pas encore été approché ni photographié. Ils arpentent les contreforts de l'Himalaya, ses paysages sauvages, ses monastères perdus, rencontrent les habitants, dont ces  tibétains qui ont connu l'oppression chinoise. 

    Peu à peu, des divergences apparaissent entre le maître et l'ancien élève, le conflit naissant entre les deux hommes autour de l'existence du yéti. Deux conceptions de la science s'affrontent : celle d'un homme plus âgé, Anatole, respecteux des traditions, de la population et de ses croyances, à l'écoute des autres et du monde, et celle du jeune Kolya qui souhaite faire coller le monde avec la représentation qu'il en a. 

    "Vous êtes un religieux, Kolya. Comme tous vos collègues : un torquemada de la science. Le défenseur d'un credo, le dépositaire du savoir. Et vous honnissez la moindre brèche qui ferait vaciller l'édifice. Vous êtes comme ces savants du XVIIIè siècle qui poussaient des cris de vierges effarouchées quand sont apparues des bactéries dans l'oeilleton de leurs microscopes, parce qu'ils ne pouvaient accepter que Dieu ait créé des éléments vivants invisibles à l'oeil humain. Vous êtes comme ces aveugles de France à qui l'on montrait des fossiles recueillis au sommet des Alpes et qui décrétaient qu'il s'agisait des reliefs d'un festin de croisés. Vous ne voyez pas que ce que vous savez est une infime partie de ce qu'il y a à connaître. La science n'est pas un bras bâtisseur qui construit un système, c'est un pinceau d'archéologue qui déblaie une mosaïque." p. 15

    Le jeune Kolya refuse d'admettre l'existence supposée du yéti, quand son aîné reste ouvert à toutes les infinies possibilités du monde : 

    "En tous cas, Kolya Vassilievitch, ce que vous en pouvez pas flétrir, c'est la beauté de cette hypothèse, la force de cette croyance, l'universalité de cette vision ; et ce que vous ne pourrez jamais fermer dans le temple de la science, c'est le petit soupirail ouvert sur l'inconnu et sur le fantastique." p. 19

    Photo (mise en scène !) de l'Abominable homme des neiges (1992). DICKINSON LEO/SIPA

    La nouvelle est parfaitement ciselée, sa construction frise la perfection et sa chute est surpenante. La voix de l'auteur sonne juste, sans doute parce que lui même a découvert en 1997 des empreintes dans la neige, empreintes qui n'appartenaient ni à un homme ni à un ours, ceci pendant une expédition avec Alexandre Poussin dans l'Himalaya !  
    lecturissime.com (blog, 2015)

     

    Etonnantes nouvelles ayant pour toile de fond les pays soviétiques. Chacune est façonnée dans l'écriture précise et ciselée de Sylvain Tesson qui maitrise parfaitement l'art de la chute propre au genre littéraire de la nouvelle.


    Lu en février 2022, collection personnelle (Marianne)

     

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    L'ami arménien
    L'ami arménien

    Crime et chatiment / Andreï Makine - Paris : Grasset, 2021

    ISBN 2246826578 

     

     

     

     

     

    A travers l’histoire d’une amitié adolescente, Makine révèle dans ce véritable bijou de littérature classique un épisode inoubliable de sa jeunesse.
    Le narrateur, treize ans, vit dans un orphelinat de Sibérie à l’époque de l’empire soviétique finissant. Dans la cour de l’école, il prend la défense de Vardan, un adolescent que sa pureté, sa maturité et sa fragilité désignent aux brutes comme bouc-émissaire idéal. Il raccompagne chez lui son ami, dans le quartier dit du « Bout du diable » peuplé d’anciens prisonniers, d’aventuriers fourbus, de déracinés égarés «qui n’ont pour biographie que la géographie de leurs errances. »
    Il est accueilli là par une petite communauté de familles arméniennes venues soulager le sort de leurs proches transférés et emprisonnés en ce lieu, à 5 000 kilomètres de leur Caucase natal, en attente de jugement pour « subversion séparatiste et complot anti-soviétique » parce qu’ils avaient créé une organisation clandestine se battant pour l’indépendance de l’Arménie.
    De magnifiques figures se détachent de ce petit « royaume d’Arménie » miniature : la mère de Vardan, Chamiram ; la sœur de Vardan, Gulizar, belle comme une princesse du Caucase qui enflamme tous les cœurs mais ne vit que dans la dévotion à son mari emprisonné ; Sarven, le vieux sage de la communauté…
    Un adolescent ramassant sur une voie de chemin de fer une vieille prostituée avinée qu’il protège avec délicatesse, une brute déportée couvant au camp un oiseau blessé qui finira par s’envoler au-dessus des barbelés : autant d’hommages à ces « copeaux humains, vies sacrifiées sous la hache des faiseurs de l’Histoire. »
    Le narrateur, garde du corps de Vardan, devient le sentinelle de sa vie menacée, car l’adolescent souffre de la « maladie arménienne » qui menace de l’emporter, et voilà que de proche en proche, le narrateur se trouve à son tour menacé et incarcéré, quand le creusement d’un tunnel pour une chasse au trésor, qu’il prenait pour un jeu d’enfants, est soupçonné par le régime d’être une participation active à une tentative d’évasion…
    Ce magnifique roman convoque une double nostalgie : celle de cette petite communauté arménienne pour son pays natal, et celle de l’auteur pour son ami disparu lorsqu’il revient en épilogue du livre, des décennies plus tard, exhumer les vestiges du passé dans cette grande ville sibérienne aux quartiers miséreux qui abritaient, derrière leurs remparts, l’antichambre des camps.

    présentation de l'éditeur


     Au fil de la presse...

     

     

    Emouvante évocation de l'adolescence de l'auteur, Andreï Makine, qui vécut brièvement dans un orphelinat en Sibérie, et se lia d'amitié avec le jeune Vardan, arrivé là avec sa famille arménienne. La petite communauté arménienne qui vit dans un quartier à part ('Le bout du diable'), dans l'attente du jugement de proches détenus dans la prison de la ville (qui est un ancien monastère), l'accueille avec chaleur et simplicité.
    La fragilité de la vie, l'attitude en société, le questionnement philosophique sur l'infini, sur l'amour, l'attachement, le matérialisme... sont autant de thèmes abordés avec une grande pudeur.


    Lu en février 2022, collection personnelle (Marianne)

     

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