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    Kobane calling
    Kobane calling

    Kobane calling / Zerocalcare, traduit de l’italien par Brune Seban.- Paris : Cambourakis, 2016

     

     

     

     

     

    Envoyé par l’Internationale (le Courrier International italien), Zerocalcare part aux confins de la Turquie, de l’Irak et du Kurdistan syrien pour rejoindre la ville de Kobané, à la rencontre de l’armée des femmes kurdes, en lutte contre l’avancée de l’État islamique.

    À partir de ce voyage, Zerocalcare livre un reportage d’une sincérité poignante, un témoignage indispensable et bouleversant qui s’efforce de retranscrire la complexité et les contradictions d’une guerre si souvent simplifiée par les médias internationaux et le discours politique. Le tout avec l’inimitable ton, extrêmement drôle et touchant, le langage et l’univers d’un auteur qui sait interpréter comme personne, le quotidien, les craintes et les aspirations de sa génération.

    L'auteur : Zerocalcare

    Zerocalcare est né en 1983. D’abord remarqué dans les milieux alternatifs des fanzines et de la petite édition grâce aux bandes dessinées, aux affiches de concert et aux pochettes de disque qu’il concevait pour des groupes punk, il s’est fait connaître du grand public par le biais de son blog. Son premier roman graphique, La Prophétie du tatou, est paru en 2014. Zerocalcare est à ce jour l’auteur de bande dessinée le plus populaire d’Italie. Salué par la critique et les lecteurs, Kobane Calling s’est vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.

    présentation de l'éditeur


     Articles au fil de la presse...

    “Kobane calling” : ce que j'ai vu chez les Kurdes de Syrie

    Dans une BD qui a connu un grand succès en Italie, Zerocalcare raconte comment il est entré dans Kobane, peu après le départ de Daech. Entretien.

    Par Renaud Février

    Publié le 24 septembre 2016 à 17h01

     

    « Tu entends Ratatata, c'est Daech. Tu entends Toum toum toum, c'est nous. 
    - Et Sboum ? 
    - Sboum, ça dépend. Feu et Sboum, c'est les Américains, Sboum tout seul, c'est Daech. »

    C'est par ce dialogue militaro-comique complètement surréaliste que l'auteur italien Zerocalcare ouvre son dernier roman graphique, «Kobane Calling», un carnet de voyages au Kurdistan turc, irakien et syrien, dont la version française est sortie le 7 septembre chez Cambourakis, qui a déjà lancé une réimpression. 

    Nécessairement subjectif, son témoignage, poignant et extrêmement étayé, réussit à apporter de l'humain dans un conflit syrien, qui nous apparaît trop souvent lointain et désincarné. Ce carnet de voyages (et non pas reportage, car «Je ne suis pas journaliste», insiste l'auteur auprès de «l'Obs») permet également de pointer les raccourcis et les contradictions de bon nombre de politiques et… de certains médias.

    Au-delà de l'aspect militaire, Zerocalcare - alias Michele Rech - s'attache en effet surtout à décrire, avec beaucoup de sincérité, le combat des Kurdes de Syrie, dans la région du Rojava, où ils tentent, en plein chaos, d'instaurer une société fondée sur des principes d'égalité et de démocratie. Une société où les femmes, musulmanes ou non, conquièrent jours après jours de nouveaux droits.

    Une œuvre salutaire et passionnante, grâce au ton de ce Guy Delisle italien, qui réussit avec brio à mêler autodérision, humour décapant et profonde authenticité. D'ailleurs, ses compatriotes ne s'y sont pas trompés: en Italie, 80.000 exemplaires de «Kobane Calling» ont été vendus depuis avril. Nous avons rencontré Zerocalcare. Entretien.

    BibliObs. Comment est né le projet de cet album? On ne part pas à Kobané sur un coup de tête…

    Zerocalcare. Ça ne devait pas être une BD au départ. Depuis plusieurs années, j'évolue dans le monde des centres sociaux italiens, à Rome [des sortes de squats, bâtiments désaffectés, occupés par des collectifs qui se proposent d'y développer des activités relevant aussi bien du domaine social, que politique et culturel, NDLR]. On a des liens très forts avec la communauté kurde.

    Quand le siège de Kobané par Daech a commencé, il y a deux ans, on a rapidement compris que quelque chose se passait: on voyait aux infos des images de femmes guerrières, mais ce n'était pas approfondi... On avait du mal à comprendre comment tout cela était arrivé. On a demandé des explications aux Kurdes et on a découvert qu'une sorte de révolution était en marche. Une révolution qui parlait un peu notre langue: avec la femme au centre des domaines social, économique et militaire, mais également, c'est moins connu, la redistribution des richesses et la cohabitation entre les religions et les cultures.

    Avec des amis, on a décidé de partir là-bas pour voir si on pouvait apporter de l'aide mais aussi en tirer des apprentissages, car on avait l'impression que cet embryon de société était beaucoup plus avancé que nous… On y est allé deux fois, d'abord au Kurdistan turc [à quelques centaines de mètres de Kobané, de l'autre côté de la frontière, NDLR], puis dans la région du Rojava [Kurdistan syrien, NDLR], pour observer ces gens dans leur quotidien, pour voir si cette société existait vraiment. C'était par honnêteté intellectuelle. Et effectivement, j'ai vu que c'était vrai, que ça marchait, avec parfois des contradictions, évidemment.

    Comme j'écrivais déjà des BD, mais juste des BD humoristiques, pour «Internazionale» [un hebdomadaire italien], je leur ai proposé de faire quelques pages pour eux, sous la forme d'un carnet de voyage, en échange d'une carte de journaliste qui pourrait nous aider sur place. Finalement, c'est un album qui est né.

    L'accueil fait aux réfugiés est indigne, et irresponsable

    Pendant des mois, le nom «Kobané» a fait frémir chacun d'entre nous, en raison de la présence de Daech dans la ville. Que ressent-on lorsque se rend dans cette ville?

    Moi, j'étais assez terrifié [Rires]. Mais je partais avec des gens avec qui j'ai partagé énormément de choses depuis le G8 de Gênes en 2001 [A l'époque, la police italienne a réprimé avec violences des manifestations anti-G8, faisant un mort et des centaines de blessés. De nombreux policiers ont été accusés de lynchages, voire de tortures sur des manifestants arrêtés, NDLR]. Et puis en arrivant là-bas, c'est pratiquement impossible d'avoir peur. Quand tu vois qu'il y a des enfants qui s'amusent dans la rue, des vieux qui jouent aux cartes, tranquillement, tu ne peux pas commencer à t'affoler, sinon tu passes pour l'occidental hystérique. Leur tranquillité apaise tout.

    Quand on lit le titre et les premières pages de l'album, on pense que l'ennemi, c'est Daech. Mais rapidement, vous nous faites comprendre que le principal ennemi des Kurdes syriens, c'est la Turquie…

    La Turquie a un rôle énorme dans la région ! Quand on était en Syrie, il y a eu un attentat de Daech à Suruç, en Turquie, contre un centre culturel kurde [dans la BD, les Kurdes accusent la Turquie d'avoir au minimum laissé les terroristes de Daech entrer sur le sol turc, NDLR]et Erdogan a tout de suite utilisé cet événement pour réprimer… les Kurdes eux-mêmes, alors qu'ils étaient les victimes de l'attaque.

    Depuis que j'ai terminé l'album, en mars 2016, les événements prouvent encore que la Turquie est le plus grand ennemi des Kurdes et aussi le plus grand allié de Daech sur le terrain, puisqu'elle empêche la progression des Kurdes contre Daech. Dans le Kurdistan syrien, alors que les choses allaient mieux (Kobané avait recommencé à vivre, ils avaient remis l'électricité, l'eau, etc.), l'armée turque est entrée en Syrie, pour empêcher la réunification des trois cantons du Rojava [Afrine, Kobané et Djézireh, NDLR]. Ils attaquent les Kurdes dans tout le Rojava, y compris à Kobané. C'est très très grave. Et personne n'en parle… [du point de vue du président Erdogan, la Turquie entend empêcher que les Kurdes ne créent «un couloir de la terreur», en Syrie, NDLR].

    APPEL. Nous attendons du gouvernement turc qu'il libère la romancière Asli Erdogan

    C'est un sujet très complexe et très sérieux, alors que vous êtes plutôt considéré comme un auteur de BD autobiographiques et humoristiques. Vous n'avez pas eu peur de surprendre vos lecteurs?

    J'imagine que pour les lecteurs ça peut sembler différent de ce que j'écris habituellement, mais en réalité, je continue, comme d'habitude, à raconter ce qui m'arrive. C'est encore une BD autobiographique. Mes trois voyages en Syrie et en Turquie, c'est quelque chose qui a eu du poids dans ma vie. C'était impossible de parler de moi, sans l'évoquer. Il y a donc une continuité.

    Par contre, j'ai sans doute gagné de nouveaux lecteurs, en raison du sujet. Quant à l'humour, c'est mon langage, c'est la façon dont je fais des BD. J'ai toujours un peu honte de faire des choses trop sérieuses, j'ai peur que les gens se moquent de moi. Alors je préfère l'autodérision. Et puis, je voulais aussi que tous mes lecteurs - j'ai des lecteurs très très jeunes - puissent aborder ce sujet de façon naturelle, sans percevoir un changement de registre.

    Dans votre BD, vous critiquez beaucoup les politiques, ces «chacals qui font de l'audience avec les croisades contre l'islam», mais également les médias, pour leur traitement de l'actualité dans la région, souvent limité à l'aspect militaire. Avez-vous cherché à combler un vide?

    Non, je n'ai pas écrit cette BD pour combler un vide, mais parce que le sujet me passionnait. Cela faisait partie de ma vie. Par contre, quand j'ai commencé à en parler autour de moi, j'ai compris que mon album allait, en effet, aborder un sujet délaissé.

    Je ne connais pas bien les médias français, mais en Italie on a beaucoup parlé des femmes guerrières kurdes de Kobané... sans que j'entende jamais parler du Rojava. C'est pourtant le territoire qu'elles défendent! Or la chose la plus importante pour les Kurdes, c'est justement la reconnaissance de ce territoire. Sinon quand la guerre va se terminer et qu'«ils» vont partager la nouvelle Syrie, les Kurdes ne seront pas invités à la table des négociations et tout se décidera sans eux.

    Comment expliquez-vous que les dirigeants européens ne parlent pas non plus du Rojava?

    On ne peut pas trop parler des Kurdes syriens car ce sont les «grands ennemis» de la Turquie, qui est un membre de l'Otan. Et puis, la Turquie, c'est ce pays qui empêche l'arrivée des réfugiés jusque dans les pays européens. Il y a une sorte de chantage de la part du régime turc.

    Et maintenant, quels sont vos projets? Un autre carnet de voyage?

    Non, ce n'est pas prévu. Je travaille actuellement sur une BD de 12 pages pour «La Repubblica». Ce sera un aggiornamento, une mise à jour de la BD, sur ce qui s'est passé en Syrie depuis l'entrée en guerre de la Turquie. Pour ces pages, j'ai eu la chance de rencontrer il y a quelques jours des combattants qui revenaient de Syrie et de Turquie.

    Mais je pense que je n'irai pas plus loin. D'abord parce que c'est impossible pour le moment de retourner au Rojava... et puis parce qu'«écrire la suite», c'est interminable.

    Propos recueillis par Renaud Février


     

     

     

    Roman graphique. Le narrateur, jeune Romain, part en mission avec une bande de copains généreux : celle-ci consiste à apporter des médicaments, et un peu de soutien moral aux Kurdes qui défendent la ville de Kobané des assauts de l'EI (Daech). Les jeunes italiens découvrent le 'Rojava', territoire tenu par des Kurdes et administré à partir d'une charte très vertueuse et respectueuse des droits de l'homme. Les jeunes femmes kurdes sont nombreuses à combattrent sous l'uniforme (factions kurdes).

    Beaucoup d'humour et de simplicté dans ce récit à la fois modeste et génial.

    Lu en juin 2018 (collection Médiathèque de Labarthe sur Lèze / Marianne)

     

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    Ecoutez nos défaites
    Livres

    Ecoutez nos défaites : roman / Laurent Gaudé.- Arles : Actes sud, 2016

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Un agent des services de renseignements français gagné par une grande lassitude est chargé de retrouver à Beyrouth un ancien membre des commandos d'élite américains soupçonné de divers trafics. Il croise le chemin d'une archéologue irakienne qui tente de sauver les trésors des musées des villes bombardées. Les lointaines épopées de héros du passé scandent leurs parcours – le général Grant écrasant les confédérés, Hannibal marchant sur Rome, Hailé Sélassié se dressant contre l’envahisseur fasciste... Un roman inquiet et mélancolique qui constate l'inanité de toute conquête et proclame que seules l’humanité et la beauté valent la peine qu'on meure pour elles.

    présentation de l'éditeur


     Articles au fil de la presse...

    “Écoutez nos défaites est un livre sur le temps. Celui des quatre époques qui s’entremêlent et construisent le récit : la guerre entre Hannibal et Rome, la guerre de Sécession, la deuxième guerre italo-éthiopienne et enfin l’époque contemporaine. Mais c’est aussi un livre qui essaie de saisir ce continuum qui nous traverse, nous lie aux époques précédentes, dans une sorte de mystérieuse verticalité. Un peu comme le font ces objets archéologiques qui traversent les siècles, surgissent parfois à nos yeux, au gré d’une fouille, nous regardent avec le silence profond des âges et disparaissent à nouveau, vendus, détruits ou engloutis pour quelques siècles encore.
    Dans Écoutez nos défaites, chacun espère la victoire. Les généraux réfléchissent, construisent des stratégies, s’agitent, envoient leurs hommes à l’assaut, connaissent des revers, des débâcles, se reprennent et parviennent parfois à vaincre. Mais qu’est-ce que vaincre ? Battre son ennemi ou lui survivre ? Est-ce qu’au fond Hannibal n’a pas vaincu Scipion ? N’est-ce pas lui qui est devenu mythe ? Qu’estce que vaincre lorsque la partie ne se joue pas uniquement sur le champ de bataille ? Hannibal, Grant et Hailé Sélassié ne meurent pas au milieu de leurs troupes. Ils survivent à la guerre, traversent cette épreuve et vieillissent. Et avec le temps, l’écho lointain des batailles, si terrifiant au moment où ils les vécurent, devient peut-être le bruit de leur gloire passée ou en tout cas le souvenir d’instants où ils furent vivants comme jamais. Car ce qui vient après la bataille, que l’on ait gagné ou perdu, c’est l’abdication intime, cette défaite que nous connaissons tous, face au temps.
    Et si, dès lors, la défaite n’avait rien à voir avec l’échec ? Et s’il ne s’agissait pas de réussir ou de rater sa vie mais d’apprendre à perdre, d’accepter cette fatalité ? Nous tomberons tous. Le pari n’est pas d’échapper à cette chute mais plutôt de la vivre pleinement, librement.
    Les deux personnages principaux d’Écoutez nos défaites, Assem, l’agent des services français, et Mariam, l’archéologue irakienne, sont dans cette quête. Ils sont aux endroits où le monde se convulse. Et si la défaite ne peut être évitée, du moins son approche est-elle l’occasion pour eux de s’affranchir. Quitter l’obéissance et remettre des mots sur le monde. Assumer la liberté de vivre dans la sensualité et le combat. C’est cet affranchissement commun qui rend leur rencontre possible et va les unir dans cette traversée d’un monde en feu, où ils seront peut-être défaits mais sans jamais cesser d’être souverains.”

    Laurent Gaudé


     

     

     

    Roman érudit mêlant la brûlante actualité de pays où la guerre est omniprésente comme autant de  terrains de conflit entre les USA, les puissances occidentales, les pays du Golfe, les milices locales (Irak, Lybie, Liban, Afghanistan, Syrie...) avec les guerres mémorables qui les ont précédées. Plusieurs guerres sont ainsi analysées par l'auteur à travers le prisme de la défaite : les bras de fer sanglants entre le Carthaginois Hannibal et l'Empire romain (guerres puniques), Alexandre et Darius, les généraux Grant et Lee (Guerre de sécession), l'exécution d'Oussama Ben Laden par les Forces spéciales US à Abbottabad (Pakistan) chute de Mouammar Khadafi (opération Harmattan en Libye, 2011), pillage du musée de Bagdad lors de la 'Guerre d'Irak' lancée par les Américains en 2003 pour faire 'tomber' Saddam Hussein, destruction de trésors archéologiques à Palmyre (offensives de Daech-état islamique en Irak). 

    Lu en mai 2018 (collection Médiathèque de Labarthe sur Lèze / Marianne)

     

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    L'attentatL'attentat

    L'attentat : roman / Yasmina Khadra .- Paris, Pocket, 2011

     

     

     

     

     

     

     

     

    Amine, chirurgien israélien d’origine palestinienne, a toujours refusé de prendre parti dans le conflit qui oppose son peuple d’origine et son peuple d’adoption, et s’est entièrement consacré à son métier et à sa femme, Sihem, qu’il adore. Jusqu’au jour où, au cœur de Tel Aviv, un kamikaze se fait sauter dans un restaurant, semant la mort et la désolation. Toute la journée, Amine opère les victimes de l’attentat, avec pour tout réconfort l’espoir de trouver le soir l’apaisement dans les bras de Sihem. Mais quand il rentre enfin chez lui, au milieu de la nuit, elle n’est pas là. C’est à l’hôpital, où le rappelle son ami Naveed, un haut fonctionnaire de la police, qu’il apprend la nouvelle terrifiante : non seulement il doit reconnaître le corps mutilé de sa femme mais on l’accuse elle, Sihem, d’être la kamikaze… Amine ne peut tout d’abord admettre que sa femme, qui n’a jamais manifesté un attachement particulier à la cause palestinienne, ait pu commettre un acte aussi barbare. Pourtant, il doit se résoudre à accepter l’impossible quand il reçoit le mot qu’elle lui a laissé. Alors, pour comprendre comment elle a pu en arriver à une telle extrémité, il s’efforce de rencontrer tous ceux qui l’ont poussée à ce geste fou. Et doit écouter sans répit une vérité qu’il ne peut pas entendre.

    présentation de l'éditeur


     Articles au fil de la presse...

    Dans ce thriller politique haletant, Yasmina Khadra décrypte les mécanismes qui peuvent amener une personne apparemment douce et généreuse – une femme en l’occurrence – à sombrer dans la violence terroriste aveugle. L’histoire a pour point de départ un fast-food bondé de Tel-Aviv. La clientèle est composée principalement d’enfants. Une femme y fait exploser la ceinture d’explosifs qu’elle dissimulait sous une robe de grossesse. Cette attaque sanglante fait une vingtaine de victimes et des dizaines de blessés. Durant des heures, le chirurgien Amine, un Israélien d’origine arabe employé dans un des hôpitaux les plus réputés d’Israël, tente de sauver le maximum de vies. Sa journée est éprouvante, interminable. Mais le pire est à venir: alors qu’il est rentré dans sa villa cossue, on le rappelle d’urgence à l’hôpital. Arrivé sur place, la police l’informe de l’identité du kamikaze. Ou plutôt de la kamikaze. Il s’agit de Sihem, sa propre femme… Pour le docteur Amine, c’est la brutale descente aux enfers. L’Arabe israélien modèle redevient derechef le fils de Bédouin naturellement suspect.

     

    A priori pourtant, rien ne prédestinait Sihem à se muer en soldate de l’Intifada. Bien intégré au sein de la société israélienne malgré un contexte politique explosif, jouissant d'une grande sécurité matérielle, le couple semble comblé de bonheur. Le docteur Amine n’est-il pas devenu, malgré ses racines arabes, un chirurgien reconnu? Toutefois, sa réussite sociale l’aveugle. Il ne se rend pas compte qu’il est considéré par les Israéliens comme un citoyen de seconde zone et que son peule d’origine souffre le martyr. Qui plus est, et c’est l’élément le plus tragique, il ne remarque pas que sa femme prend peu à peu le parti de la résistance palestinienne. La fragile intégration du chirurgien à la société israélienne, chèrement acquise, vole en éclat le jour où sa Sihem commet l’irréparable. Mari d’une terroriste, il est rejeté par la plupart de ses amis et redevient l’ennemi intérieur, la cinquième colonne.

     

    D’abord d’incrédule, Amine refuse de croire que sa femme ait pu se faire l’auteure d’un acte aussi odieux. Mais il doit finalement se résoudre à la douloureuse évidence. C’est bel et bien Sihem qui est à l’origine du carnage. Amine voit dans le sacrifice de sa femme une atteinte incompréhensible à un idéal pacifique qu’il imaginait partagé. Détruit, il décide de partir à la rencontre de ceux qui auraient pu laver le cerveau de son épouse. Il plonge alors dans un monde d’une violence inouïe, celui des imams appelant au djihad et des miliciens prêts à sacrifier leur vie pour la cause palestinienne.  Sa quête de vérité le conduit en plein cœur du conflit israélo-arabe, dans des villes à feu et à sang, comme Bethléem ou Jénine. Il (re)découvre l’ampleur de la détresse de son peuple d’origine, une détresse qu’il avait perdue de vue, le regard trop occupé par son ascension sociale et son bonheur domestique. Il ne connaîtra pourtant jamais la vérité puisqu’il sera victime d’un tir d’un drone israélien, lequel prend pour cible la voiture d’un imam dont Amine soupçonne les prêches incendiaires d’avoir endoctriné Sihem.

     

    Yasmina Khadra, un écrivain algérien dont le vrai nom est Mohammed Moulessehoul, aborde le tragique conflit israélo-palestinien avec beaucoup de finesse, sans parti pris excessif. Ce roman à très forte charge émotionnelle vaut également pour sa description minutieuse du fossé qui peut se créer au sein d’un couple. Sihem et Amine semblent former une union solide. Et pourtant! Sihem bascule progressivement dans une forme d’adultère, en épousant, à l’insu de son conjoint, les thèses des ultras de la résistance palestinienne. En se faisant exploser au milieu d’enfants, c’est aussi son couple qu’elle fait exploser.

     

    Florent Cosandey, 27 octobre 2006

     

     

    Lu en avril 2018 (collection Médiathèque de Labarthe sur Lèze)

     

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    Le ventre de l'AtlantiqueLe ventre de l'Atlantique

    Fatou Diome : roman / Yannick Haenel .- Paris, Le livre de poche (1er : éditeur Anne Carrière), 2005

     

     

     

     

    L’Histoire :
    Salie vit en France. Son frère Madické rêve de l’y rejoindre et compte sur elle. Mais comment lui expliquer la face cachée de l’immigration, lui qui voit la France comme une terre promise où réussissent les footballeurs sénégalais, où vont se réfugier ceux qui, comme Sankèle, fuient un destin tragique ? Les relations entre Madické et Salie nous dévoilent l’inconfortable situation des « venus de France », écrasés par les attentes démesurées de ceux qui sont restés au pays et confrontés à la difficulté d’être l’autre partout. Le ventre de l’Atlantique charrie entre l’Europe et l’Afrique des destins contrastés. Car, même si la souffrance de ceux qui restent est indicible, il s’agit de partir, voguer, libre comme une algue de l’Atlantique.

    L’auteure :
    Née au Sénégal, Fatou Diome vit en France, à Strasbourg, depuis 1994. Après des études de lettres, elle a enseigné à l’université Marc Bloch de Strasbourg et à l’Institut supérieur de pédagogie de Karlsruhe, en Allemagne. Elle a publié neuf livres, dont un recueil de nouvelles (La Préférence nationale, Présence Africaine 2001), plusieurs essais dont Marianne porte plainte ! (Flammarion, collection Café Voltaire, 2017) et cinq romans, dont Le Ventre de l’Atlantique (2003, éditions Anne Carrière et Livre de poche 2005).

    présentation RFI


     Articles au fil de la presse...

    Le ventre de l’Atlantique est le 2e ouvrage de la franco-sénégalaise Fatou Diome, publié en 2003 à l’âge de 35 ans, après un premier recueil de nouvelles « La Préférence national » (2001). Il lui vaut une large reconnaissance critique et un succès international qui la fait compter aujourd’hui parmi les écrivains francophones (étiquette qu’elle rejette toutefois) majeures.
    D’inspiration autobiographique comme son premier opus (l’auteur dit partir de  ses expériences et de sa révolte intérieur » pour écrire), ce roman dense d’à peine 300 pages nous transporte dans le quotidien des habitants de la petite île sénégalaise de Niodior « accrochés à la gencive de l’Atlantique » et de ses jeunes aspirants footballeurs qui rêvent de la France comme d’un eldorado où atteindre gloire, cônes glacées, TV et autres biens de consommation, loin de la pauvreté et de la faim. Air connu, et pourtant Diome, conteuse habile et poétique, parvient à livrer un regard original, lucide et poétique emprunt d’un humour bien senti sur les problématiques difficiles de l’immigration et du racisme, sans tomber dans le mélodramatique ou le règlement de comptes. Un livre important d’utilité publique, et plus que jamais d’actualité qui devrait intégrer d’urgence les programmes scolaires ! 

    Ce qui frappe tout d’abord dans Le Ventre de l’Atlantique c’est sa structure narrative innovante et parfaitement maîtrisée. Fatou Diome a choisi de raconter sa terre natale depuis son pays d’adoption la France, ce qui donne à son regard une couleur particulière, celle de l’exil, un des thèmes majeurs du roman. Le regard d’un être d’ici et de là-bas, entre deux cultures, entre deux mondes que presque tout oppose et qui ont souvent bien du mal à se comprendre, entre décalages et désillusions.
    Diome se fait le trait d’union, une position délicate qui peut s’avérer très inconfortable.

    Sa petite île Sénégalaise, elle l’évoque donc à distance, depuis son petit appartement Strasbourgeois où elle jongle pour régler les factures, elle l’immigrée française tant enviée par ses concitoyens.
    Par bribes, par instantanés et réminiscences, elle recréée les paysages, scènes locales familières de réunion sur les nattes ou les vieux bancs ou encore sous « l’arbre à palabres », de thé sur la véranda au clair de lune, les des femmes qui pilent le mil, du djembé, odeurs du tatalé couscous au poisson et petits rituels de son village quitté plusieurs années plus tôt et où réside toujours son petit frère qui forme le lien la raccrochant à ses racines. Une vie agraire entre « semailles et récoltes » où les pêcheurs « fouillent le ventre de l’Atlantique pour trouver leur pitance », rythmée par les tornades, la saison des pluies ; un monde où une simple télévision, le téléphone ou même un cône de glace représentent des luxes ultimes.

    On se laisse ainsi embarquer et envoûter par ses belles évocation poétiques des « cocotiers balançant leur chevelure dans une nonchalante danse païenne », de vent léger du crépuscule qui « s’engouffre sous les pagnes des femmes pour les caresser là où le soleil jamais ne pose son regard. »
    Ce faisant, elle dresse des parallèles avec sa ville de Strasbourg en traçant des va-et-vients entre la cathédrale lorraine et le Rhin « heurtant les écluses » et les plages de l’Atlantique, dansant ainsi « une valse entre deux continents ». Une structure hybride qui donne une intéressante perspective et enrichit le récit tout en le rendant d’autant plus vivant.
    En égrainant ses chapitres qui se lisent comme des contes, elle nous présente une galerie de personnages incarnant diverses facettes de la souvent dure réalité africaine, figures attachantes, émouvantes ou poignantes.

     

    Le foot comme planche de salut

     
    A travers la passion du petit frère de son héroïne, Diome évoque aussi avec acuité le monde du foot, ce monde masculin presque bestial parfois et livre des descriptions à la fois épiques et empruntes d’une grande humanité (voire maternité comme elle le qualifie!) mettant l’accent sur la souffrance physique des « plaies et stigmates » endurée par ces « dieux du stade », ces « combattants » comme elle les appelle : cotes, nez cassés, jambes « sciées » par l’adversaire, coups en tout genre, poumons déchirés…, « cette guerre des tibias », les « îlots de souffrance et de déception » d’une équipe en déroute. Les équipes qu’elle compare à des armées.
    Il y a en effet du gladiateur moderne (terme qu’elle utilise comparant le terrain à une arène) chez les joueurs de foot comme elle le montre si bien. Des hommes qui n’ont que leurs mollets pour prouver leur valeur et qui sont sacrifiés corps et âmes au nom des sacro-saint trophées où seuls les vainqueurs sont respectés. Elle montre ainsi l’envers du décor de ce milieu glorieux voire glamour en surface mais qui cache une grande brutalité de l’intérieur.
    Elle dit aussi les espoirs nourris par les « enfants du tiers monde » de pouvoir sortir de la pauvreté grâce au ballon rond, leurs entraînement avec des équipements de fortune comme des « chiffons ou des éponges »roulés en boule, se donnant des noms de leurs idoles françaises comme Platini.
    Elle insiste sur l’amour porté par ces jeunes à la France qui la « vénère », « à leurs yeux tout ce qui enviable vient de France ».
    ».

    L'équipe sénégalaise, "Les lions de Terranga", après leur victoire en 2002.

    L’équipe sénégalaise, « Les lions de Terranga », après leur victoire en 2002.

    Elle dénonce enfin l’hypocrisie occidentale qui vient faire ses « courses » dans les effectifs africains pour fournir ses équipes mais n’investirait pas autant s’il s’agissait d’aider l’Afrique : « Mieux que le globe terrestre le ballon rond permet à nos pays sous-développés d’arrêter un instant le regard fuyant de lOccident, qui, d’ordinaire,, préfère gloser sur les guerres, les famines et les ravages du sida en Afrique, contre lesquels il ne serait pas prêt à verser l’équivalent d’un budget de championnat. ». Elle souffre aussi de la difficulté (économique) des pays africains de constituer leurs propres équipes locales permettant aux natifs de défendre les couleurs de leur propre pays et ainsi de le faire rayonner tout en aidant au développement : « En échange de quelques liasses d’euros, les joueurs africains et asiatiques, saisonniers du ballon rond, doivent-ils renoncer à défendre les couleurs de leur pays d’origine ? »
    Elle a enfin des mots très durs pour le mépris accordé par la France à la victoire des Sénégalais lors de la 8e de finale de la coupe du monde Corée/Japon 2002 contre la Suède et contre la France alors championne du monde : « les cris de joie en wolof ça leur fout de l’urticaire » ou encore « L’Arc de Triomphe ce n’est pas pour les nègres. »tandis qu’elle vitupère contre « Les Lions de la Terranga » rebaptisés du rabaissant « sénégaulois » ce qui leur « spolie une partie de leurs lauriers. »

     

    « Conquérir sa dignité »

     
    Car le fond du ventre de l’Atlantique c’est bien cela : une histoire de désillusion, une histoire d’amour non réciproque entre de jeunes africains épris d’espoir et d’admiration pour un pays qu’ils adulent où l’avenir leur semble brillant et facile du moins beaucoup plus que chez eux et une réalité qui ne leur offre qu’humiliation voire exploitation et (sur)vie de misère.
    Même si malgré tout le SMIC (ou même le RMI devenu RSA désormais) reste une somme considérable offrant ensuite un « pouvoir d’achat faramineux par rapport à la moyenne de l’île. » 
    Elle insiste ainsi sur ce dénuement qui les hante et les fait enrager : « La pauvreté, c’est la face visible de l’enfer, mieux vaut mourir que rester pauvre »ou encore « Pour les pauvres, vivre c’est nager en apnée en espérant atteindre une rive ensoleillée avant la gorgée fatale ». Autant de formules qui émaillent ses chapitres et reviennent comme un leitmotiv motivant « l’obsession de la France » nourrie notamment par la télévision, petite boîte magique ramenée justement de l’hexagone par le « venu de France » le bien-nommé « homme de Barbès ».
    Elle raconte avec truculence cette fascination pour la TV entre innocence et exotisme : « Pour la première fois de leur vie, la majorité des habitants pouvaient expérimenter cette chose étrange dont ils avaient déjà entendu parler : voir les Blancs parler, chanter, danser, manger, s’embrasser, s’engueuler, bref voir des Blancs vivre pour de vrai, là, dans la boîte, juste derrière la vitre. »
    Télévision qui alimente donc leurs rêves en particulier les matchs de foot mais aussi la publicité qui leur fait miroiter tous ces biens de consommation qu’il rêve de posséder.
    A tel point qu’ils n’ambitionnent que de « partir ; loin ; survoler la terre noire pour atterrir sur cette terre blanche qui brille de mille feux. » Une idée fixe qui désole la narratrice et qui tente par tout moyen de les en décourager et de déconstruire leur image d’Epinal idéalisée d’une France qui leur est malheureusement plus hostile qu’accueillante.

     

    Mythe de la France et réalité brutale

     
    L’ « odyssée » française de « l’homme de Barbès » est à ce point symbolique de ces africains maltraités en France, traités de « mamadou » et abonnés aux petits boulots dégradants mais qui rentrés dans leur pays incarne pourtant le rêve de la réussite française, fort de leurs euros qui valent une fortune sur place (et qui contribuent donc à entretenir le rêve d’une vie dorée en France). Des émigrés qui bien souvent « ne connaissai(en)t de la vie française que le fracas des usines, le fond des égouts, et la quantité de crottes de chien au mètre de bitume. »résume-t-elle avec amertume. Elle parle encore des contrôles d’identité musclés des « hommes en bleu » à matraque qui traumatisent tant physiquement qu’intérieurement.
    Et bien sûr le racisme, cette exclusion fondée sur la couleur de la peau qui semble insurmontable à ses yeux, même lorsque enfin les papiers sont enfin régularisés : « en Europe mes frères vous êtes d’abord noirs, et accessoirement citoyens, définitivement étrangers (…) ce n’est pas écrit dans la constitution, mais certains le lisent sur votre peau. » Une vision assez fataliste de cet état de fait qui malheureusement est toujours d’actualité.
    L’auteur en a elle-même souffert au premier chef en étant rejetée par sa belle famille, l’ayant mené au divorce («ma peau ombragea l’idylle – les siens ne voulant que Blanche-Neige-, les noces furent éphémères et la galère tenace »). Elle déplore aussi l’absence de reconnaissance au profit d’une injonction d’intégration et de tolérance.
    Au passage, elle amorce également une critique (superficielle) du capitalisme en dénonçant notamment les investisseurs étrangers qui s’approprient les plus beaux sites côtiers du pays.

    Malgré tout il semble que ses efforts pour « révéler le dessous des cartes » restent vains et l’envie française indestructible. D’ailleurs en tant qu’émigrée elle-même, elle est en effet bien mal placée pour les dissuader… Et quand bien même il semble que quoiqu’elle démontre, ces avertissement (et ceux de son instituteur) ne veulent de toute façon pas être entendus. Personne ne tient à voir son rêve se briser… De plus comme elle l’analyse : « Le tiers-monde ne peut voir les plaies de l’Europe, les siennes l’aveuglent. »
    Pourtant, elle choisit de parvenir à faire entendre la voix de la raison à son jeune frère en le voyant finalement utiliser l’argent qu’elle lui a envoyée pour monter sa boutique et renoncer à ses illusions tricolores. Diome disait en effet à l’époque qu’il était plus facile d’aider ses proches à se développer sur place qu’à les amener en France (une position qu’elle a eu l’air néanmoins d’avoir révisé selon son intervention très commentée dans « Ce soir ou Jamais » en avril 2015 alors qu’elle évoquait son frère malvenu en France parce qu’il n’avait pas les diplômes requis et critiquait le tri opéré via l’émigration choisie).

     

    Le fardeau de l’idéologie communautaire

     
    En dépit du tableau noir qu’elle dresse des conditions des immigrants et de leur traitement en France, elle regrette aussi, sans ménagement, les travers Africains.
    Elle montre ainsi avec intelligence les deux facettes de l’homme de Barbès, opprimé en France et exploiteur (dans une certaine mesure) dans son propre pays notamment à travers la polygamie.
    Sa principale complainte (également formulée par Mabanckou dans « Lumières de Pointe noire »*) porte sur les constantes sollicitations pécuniaires dont elle fait l’objet de retour au Sénégal, les « venus de France » comme ils sont surnommés étant considérés comme des fontaines intarissables d’argent. Elle conserve malgré tout son humour pour décrire comment son frère « Le téléphone n’était plus seulement le tuyau par lequel France Télécom me suçait le sang, il était devenu mon assommoir » (demandes d’achats incessantes de son frère)
    Des réclamations si incessantes qui polluent les rapports humains et qui font que l’auteur désemparée s’interroge si ses proches pensent parfois à elle « d’une façon désintéressée » ou encore s’ils « viennent-ils me fêter ou me soutirer quelques billets » ?
    Derrière cette problématique, s’affronte deux idéologies, celle communautaire Africaine et celle individualiste européenne. Pour les premiers la générosité et le partage doivent être les fondations de la société, à commencer par exemple par le partage du repas familial avec tous. Ainsi celui qui a la chance de partir en France doit soutenir ceux restés au pays quitte à succomber sous le poids de ce « fardeau ». Un rôle que la narratrice endosse également tant bien que mal : « Il me fallait réussir afin d’assumer la fonction assignée à tout enfant de chez nous : servir de sécurité sociale aux siens. », au risque d’être accusée d’être « devenue indivividualiste »…

    L’exil

    Pas toujours à l’aise avec les traditions de ses origines, elle dit aussi et surtout le malaise de l’exilé, une figure emblématique de la littérature franco-africaine (même si Mabanckou s’élevait justement contre ce carcan. Ce statut inconfortable et déchirant d’entre deux où l’on est finalement totalement d’un côté ni de l’autre : « je suis devenue l’autre pour ceux que je continue d’appeler les miens. » Un statut « d’étrangère », « d’intruse » et « d’illégitime » (elle qui l’est de surcroît par sa naissance) partout où elle va, à qui il manque toujours quelque chose ou quelqu’un. Elle livre une réflexion approfondie sur cette situation compliquée, ce qui donne lieu à de nombreux beaux passages du livre dont notamment cette belle allégorie centré thème de la marche, pied nu ou chaussés sur des sols sablés ou bitumés, au sens propre comme au figuré de faire son chemin d’un monde à l’autre, la « façon de marcher » comme symbole des mentalités et des cultures :

    « Heurtant le bitume, mes pieds emprisonnés se souviennent de leur liberté d’antan, de la caresse du sable chaud, de la morsure des coquillages et des quelques piqûres d’épine qui ne faisaient que rappeler la présence de la vie jusqu’aux extrémités oubliées du corps. Les pieds modelés, marqués par la terre africaine, je foule le sol européen. Un pas après l’autre, c’est toujours le même geste effectué par tous les humains, sur toute la planète. Pourtant je sais que ma marche occidentale n’a rien à voir avec celle qui me faisait découvrir les ruelles, les plages, les sentiers et les champs de ma terre natale. Partout on marche, mais jamais vers le même horizon. »

    Lorsque son frère lui dit à la fin : « Tu dois quand même rentrer : là bas tu le sais bien, ce ne sera jamais vraiment chez toi. », elle ne répond pas. Il est à noter qu’elle ne dit d’ailleurs ce qui la retient en France en dépit du malaise profond qu’elle semble y ressentir.
    Probablement la possibilité d’exercer son métier d’écrivain, ce qui serait plus difficile en tant que femme dans son pays où ces dernières ont des horizons plus que restreints.
    Il n’en reste pas moins que cette position d’exilée nourrit son œuvre comme elle l’explique elle-même, faisant de l’écriture le pont qui la relie à ses deux rives : « Des faits qui jadis ne retenaient guère mon attention, je compose maintenant mes nourritures d’exil et, surtout les fils de tisserand censés rafistoler les liens rompus par le voyage. »

    Les femmes en arrière plan

    Le ventre de l’Atlantique n’est pas une histoire axée sur les femmes ou sur sa narratrice, ce qui pourra décevoir si c’est ce que l’on attendait (le cas de l’auteur de cette chronique!). Toutefois les femmes ne sont bien sûr pas absentes de son récit. Elles se tiennent en arrière-plan, dans les marges, reflétant leur position dans la société traditionnelle de ce petit village africain.
    Diome les évoque dans l’ombre des hommes, s’activant et trimant, pilant le mil qui sera ensuite transformée en bouillie « embaumant les salons », ou encore le « lait caillé sucré parfumé à la vanille ». Elles sont donc cantonnées dans leur « retraite » i.e la cuisine et « oeuvrent pour l’unique bonheur du palais ». Un rôle limité qu’elle souligne avec un brin de cynisme : « Les grandes marmites (…) avaient rempli leur fonction, les femmes leur devoir, et les hommes leur panse. »
    Fatou Diome loue néanmoins leur dextérité culinaire parvenant à transformer de maigres et pauvres ingrédients en mets succulents : « des alchimistes » qui « transforment les grains de riz en rubis. »
    Les femmes jouent aussi le rôle de gardienne des secrets de leur communauté où tout se sait et se répand et se transmet de génération en génération comme elle l’illustre poétiquement : « Les histoires de famille, même très anciennes, flottent toujours dans les bassines des femmes, qui les mijotent ensuite à leur manière. »
    Toutefois, la narratrice éduquée ne sent pas à place dans la sphère domestique des femmes dont elle est naturellement exclue, se retrouvant davantage à discuter avec les hommes:« j’étais la seule fille à partager le huis clos des garçons »
    Elle rend d’ailleurs un hommage émouvant à son ancien instituteur, Ndétare, resté son ami et confident, le seul la comprenant: « Il m’a tout donné : la lettre, le chiffre, la clé du monde. » à qui elle doit « tous [s]es petits pas de French cancan vers la lumière. » Amusant, elle conte comment, alors que sous nos latitudes on cherche plutôt à faire l’école buissonière, elle faisait l’inverse en s’échappant des buissons du jardin de sa grand mère pour « filer à l’école en douce ».
    Elle a pour son mentor (qui lui a notamment appris le français qui n’est pas sa langue maternelle) cette magnifique déclaration: « Il arrive qu’un individu devienne le centre de votre vie, sans que vous ne soyez lié à lui ni par le sang ni par l’amour, mais simplement parce qu’il vous tient la main, vous aide à marcher sur le fil de l’espoir. » Une femme figure aussi toutefois l’un de ses « phares »: sa grand-mère qui « redonn[e] après chaque tempête, une direction à [sa] navigation solitaire. »
    Par opposition, elle s’inquiète de la montée de l’Islam au Sénégal avec la prolifération d’écoles coraniques et de ses « obscurs prêcheurs » en accord tacite avec l’état se défaussant ainsi de ses responsabilités. « Comme pour la colonisation on se réveillera trop tard, quand les dégâts seront irrémédiables » alerte-t-elle.

     

    L’oppression des femmes & mariage forcé

     
    Cela ne l’empêche pas de porter un regard critique sur cette société patriarcale misogyne où les femmes continuent d’être marchandisées et réprimées.
    Elle note ainsi amère que dans les familles, elles restent dévaluées par rapport aux fils car « nourrir des filles c’est comme engraisser des vaches dont on aura jamais le lait », étant donné que sa dot et sa force de travail partiront dans la famille de son mari. Une fille n’est donc pas « rentable » !
    Elle évoque aussi à demi-mots une certaine violence visant à faire taire les femmes de façon générale même si cela ne reste que par allusions et qu’elle ne traite pas en profondeur de ce sujet qui n’est encore une fois pas du tout central par rapport aux relations houleuses entre Europe et Afrique et le racisme : « Sur ce coin de la Terre, sur chaque bouche de femme est posée une main d’homme. Ainsi soit-il !
    Elle n’hésite pas non plus à aborder frontalement le problème aigu du mariage forcé : les filles vendues au plus offrant (cf. « l’homme de Barbès »), les froides tractations autour du « triangle » des femmes. Elle conte notamment la déchirante rébellion d’une jeune-fille Sankèle et son tragique destin obligée de fuir (une des histoires les plus fortes du roman), ou encore sa propre mère enchaînée à un homme (son cousin) qu’elle n’aimait pas.

     

    Critique de la polygamie et de la surnatalité

     
    La situation maritale des femmes est d’autant plus intenable que s’y ajoute la souffrance de la polygamie que Diome ne se prive pas de brocarder avec tout son piquant en particulier à travers son personnage surnommé « l’homme de Barbès », avec ses « quatre épouses flanquées de bambins que’il ne connaissait que de nom ». Avec cynisme, elle raconte les clculs utilitaires derrière cette accumulation de femmes pour satisfaire les divers desideratas de la gente masculine : « sa mère se faisait trop vieille, une jeune épouse à la maison l’y aiderait ; surtout c’est moins cher qu’une bonne » ou encore « il pourrait par la suite épouser une femme de son choix, une fille raffinée qui se maquille » et qui « s’achète des slips en dentelle. »
    Elle narre aussi l’histoire d’une de ses cousines s’échinant à regagner les faveurs de son mari dans une compétition mortelle avec ses autres concubines chaque fois plus jeune et plus fraiche.
    Autre fléau conséquence du premier : le surpeuplement accentuant un peu plus la pauvreté et la faim : « la plupart de ces garçons ne reçoivent que des bouches à nourrir en guise d’héritage.»« les petits tombent du ciel, pluie de bonheur ou nuée inquiétante de sauterelles, c’est selon. »
    Toutefois, le problème, rappelle-t-elle est avant tout culturel et se heurte au refus de la contraception aussi bien côté femme qu’homme qui continuent de valoriser la (sur)reproduction comme un gage d’importance sociale: « Aveugles ou aveuglées, elles courent au sacrifice, sur l’autel de la maternité, à la gloire d’un dieu qui ne leur a donné que des ovaires pour justifier leur existence. » ; « la pilule, je crois qu’il faudrait la programmer dans un riz génétiquement modifié afin d’obliger les femmes à s’en servir ; si seulement les féodaux qui leur servent d’époux pouvaient arrêter de mesurer leur virilité au nombre de leurs enfants. » 
    Elle conclut pour finir sur un constat sans appel : « (…) La polygamie, la profusion d’enfants, tout cela constitue le terreau fertile du sous-développement. »

     

    Prostitution galopante et abus sexuels

     
    Elle ne masque pas non plus l’abus sexuel, et notamment celui dont elle a été directement victime par un marabout charlatan, autre scène très forte et dérangeante qu’elle parvient malgré tout à raconter sans pathos, en y mettant même une touche d’humour en dépit du trauma que cela peut représenter. Sa magnifique évocation tout en pudeur où elle s’imagine se multimétamorphoser pour s’échapper de cet acte intolérable qu’on la force d’accomplir, rappelle les héroïnes de la mythologie grecque qui tentaient ainsi d’échapper à leurs assaillants.
    Enfin elle fait état de la prostitution galopante qui ronge le pays en particulier les stations balnéaires avec leurs hôtels empli de touristes occidentaux libidineux « qui viennent uniquement visiter des paysages de fesses noires », «  venus réveiller leurs corps en carence d’hormones » (et pas seulement les hommes comme elles le rappelle), ainsi que bien sûr le terrible fléau de la pédophilie qui ravage les enfants. Autant de drames ineffaçables comme elle le déplore : « l’Atlantique peut laver nos plages mais non la souillure laissée par la marée touristique. »

     

    Sorcellerie et sortilèges

     
    Fidèle aux rites et à l’« univers de superstition » de l’Afrique, l’auteur distille aussi dans ses pages une atmosphère de réalisme magique, de mysticisme qui ne peut qu’envoûter le lecteur. Une atmosphère de conte merveilleux comme cette jolie anecdote qu’elle rapporte au sujet de sa grand-mère qui lui a appris « comment cueillir les étoiles » en posant « la nuit, (…) une bassine d’eau au milieu de la cour pour les avoir à ses pieds. »
    Le quotidien en est imprégné comme les coups de pilon des femmes au crépuscule qui « sonnent aussi l’heure des esprits maléfiques et le glissement dans les ténèbres des peurs ancestrales. » Cette dimension surnaturelle qui vient s’emparer plus particulièrement de certains épisodes, en particulier les plus durs du roman, comme l’accouchement illégitime de sa mère dans un déchaînement des éléments alors que sa grand-mère touille des racines dans une marmite, ou la scène du marabout, lui permet d’atteindre à une vérité plus profonde et de transfigurer son sujet avec puissance et poésie.

    On remarque aussi l’intéressante filiation qu’elle établit, comme plusieurs écrivains femmes avant elle, avec la figure de la sorcière. Une analogie dont l’origine historique n’est pas bien difficile à comprendre, la femme écrivain ayant longtemps été considéré comme une « dénaturée » une femme n’ayant pas à écrire (ni même à lire du reste!) faisant écho à la chasse aux sorcières du XVIe siècle, ces femmes indépendantes souvent guérisseuses et anticonformistes. Il est intéressant de voir que l’image persiste, reflétant sans doute la position toujours inconfortable de la femme de lettres qui a bien du mal à se faire reconnaître et toujours exclue, d’autant lorsqu’elle est de couleur noire. La sorcière étant aussi une figure incarnant de prise de pouvoir au féminin (d’où volonté de répression masculine) et de créativité. Diome l’utilise en ce sens : « L’écriture est ma marmite de sorcière. La nuit, je mijote des rêves trop durs à cuire. » (Véronique Ovaldé parlait aussi de « sa marmite » pour expliquer son processus d’écriture). C’est encore son instituteur isolé et esseulé dont elle imagine qu’il rêve « secrètement de tomber dans une marmite de sorcière. [Alexandra Galakof]

    ———————-
    A propos de Fatou Diome et de la publication du Ventre de l’Atlantique par Anne Carrière
    Lorsque Le Ventre de l’Atlantique paraît Fatou Diome est encore une obscure jeune écrivain et jeune thésarde. L’histoire de la publication de son premier roman est le fruit d’un hasard amusant, certains y verront le signe du destin. En effet loin d’avoir envoyé son manuscrit, c’est après qu’un journaliste des Dernières Nouvelles d’Alsace a transmis à Anne Carrière un de ses article (le portrait de la jeune alors encore inconnue Fatou Diome venant de publier « La Préférence nationale » aux Editions Présence Afrique) en guise d’exemple de son travail que l’éditrice la contactera, dont la curiosité fut ainsi aiguisée. Elle organiser une rencontre sans soupçonner qu’elle a un manuscrit de roman dans ses tiroirs. Quelques mois plus tard, elle publie Le ventre de l’Atlantique qui bénéficie d’un accueil critique conquis et se vend à près de 200 000 exemplaires.

    * Dans une interview à Jeune Afrique, Mabanckou expliquait: « Lorsque vous vivez à l’étranger, beaucoup de vos compatriotes pensent que vous êtes un distributeur automatique. C’est l’un des grands problèmes qui touchent la plupart des migrants. Cette forme de cupidité est terrible. Elle empêche parfois des Africains installés à l’étranger de rentrer chez eux. »

    source : 'http://www.buzz-litteraire.com'

     

    Lu en avril 2018 (collection personnelle)

     

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  • Roman

    Tiens ferme ta couronneTiens ferme ta couronne

    Tiens ferme ta couronne : roman / Yannick Haenel .- Paris, Gallimard (collection l'Infini), 2017

     

     

     

     

    Un homme a écrit un énorme scénario sur la vie de Herman Melville : The Great Melville, dont aucun producteur ne veut. Un jour, on lui procure le numéro de téléphone du grand cinéaste américain Michael Cimino, le réalisateur mythique de Voyage au bout de l'enfer et de La Porte du paradis. Une rencontre a lieu à New York : Cimino lit le manuscrit. 
    S’ensuivent une série d’aventures rocambolesques entre le musée de la Chasse à Paris, l’île d’Ellis Island au large de New York, et un lac en Italie. 
    On y croise Isabelle Huppert, la déesse Diane, un dalmatien nommé Sabbat, un voisin démoniaque et deux moustachus louches ; il y a aussi une jolie thésarde, une concierge retorse et un très agressif maître d’hôtel sosie d’Emmanuel Macron. 

    Quelle vérité scintille entre cinéma et littérature? 
    La comédie de notre vie cache une histoire sacrée : ce roman part à sa recherche.

    présentation de l'éditeur


     Articles au fil de la presse...

    Avez-vous déjà vu Isabelle Huppert au restaurant attaquer une assiette de viande crue pendant que vous entamez une bouteille de champagne, qui n’est pas la première de la soirée ? Avalé des shots de vodka en compagnie de Michael Cimino, sur un ferry au large d’Ellis Island ? Le cinéaste - «le dernier grand metteur en scène américain»- sort un revolver du coffret où il y avait, l’instant d’avant, une médaille à l’effigie de John Wayne. Il tend le bras, vise la statue de la Liberté, vous admirez le geste, va-t-il tirer ? A peine un flic se jette-t-il sur Cimino que l’arme est à l’eau, ni vu ni connu, escamotée, c’est la médaille qui est brandie. «En s’éloignant, le douanier haussait les épaules. Cimino ne pouvait plus s’arrêter de rire. Les reflets sur l’eau faisaient des étoiles. Elles étaient bel et bien là, les étoiles - pas sur le drapeau, pas dans la flamme de la Liberté, mais sur l’eau.»

    Remplacez le nom de Cimino par celui de Yannick Haenel dans le passage suivant, et vous avez la clé du plus beau roman de la rentrée, Tiens ferme ta couronne : «C’est ce que j’avais toujours aimé chez Cimino : il avait le feu. En lui tout était doublé de sacré […] ; cet homme était embrasé jusqu’à la pointe des ongles. Il vivait selon ses dieux ; et en toute circonstance, les saluait.» Haenel met le feu à chaque page de son livre en saluant Melville, ou Joyce, Kafka, Beckett : sinon Dieu, du moins ses saints, une litanie de noms comme autant de mots de passe. Il s’enflamme, mais ce n’est pas l’embrasement banal de l’enthousiasme. Il a le feu sacré. On pense à cette phrase, dans le Sens du calme, son autobiographie : «Le sacré se déploie dans un instant d’épiphanie pure, et ruisselle dans l’ouverture d’un coin de nuit.» Jean Deichel, double du romancier (tous deux nés le 23 septembre 1967) dévale l’avenue Gambetta dans un état d’ivresse qui lui fait voir la nuit en rouge : voilà un exemple d’extase.

    Essayez de suivre Jean Deichel. Ce n’est pas si facile. Il court et pense plus vite que vous. Il a des révélations. Il écrit que la littérature, c’est lui - et personne ne songerait à le contredire. Il boit davantage qu’un privé dans un roman policier américain d’autrefois, en a l’absence d’ambition sociale. Il descend bières et alcools, de préférence chez lui, où l’attendent ses papyrus, son hirondelle empaillée et son divan-lit. Il s’agit d’un petit appartement ou d’un simple studio, en tout cas c’est plus grand que la chambre qu’il quittait pour aller vivre dans sa voiture, dans le roman précédent, les Renards pâles. Il est écrivain. Il a vendu la voiture, et ses livres ont un peu marché, il a tout dépensé, il lui reste 20 euros sur son compte. Aucune importance. Il passe ses journées à regarder des films.

    Rois menacés

    Ce solitaire, «héros saugrenu» mais très sérieux, qui croit au «caractère mystique de cette solitude» de l’écrivain, en vient à ne parler que de cinéma. Mais d’abord, quelle est l’origine du titre, Tiens ferme ta couronne ? On a la réponse dans l’entretien en huit épisodes mené par Fabien Ribery sur son blog, L’intervalle (1). Question : «N’est-ce pas une injonction proustienne ?» Réponse de Yannick Haenel : «J’ai effectivement trouvé le titre dans Proust : dans sesCarnets. Mais cette phrase, il l’a lui-même recopiée de l’Apocalypse de Jean. C’est un énoncé avec lequel je joue depuis des années, il fait partie de mes phrases-talismans.» Chacun l’interprétera comme il l’entend. Disons que si la couronne représente la liberté, nous sommes tous des rois menacés.

    La phrase qui déclenche le roman est de Melville, «qui disait qu’en ce monde de mensonges, la vérité était forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché, et j’avais pensé à ce film de Michael Cimino qu’on appelle en France Voyage au bout de l’enfer, mais dont le titre original est The Deer Hunter, c’est-à-dire le chasseur de daim.» Jean Deichel a terminé un scénario de 700 pages, The Great Melville, dont il pense que seul Michael Cimino pourrait le tourner. Le cinéaste ne s’est jamais relevé de l’échec commercial de Heaven’s Gatela Porte du paradis. On lui a fait payer, écrit Haenel, «ce qu’il dévoilait dans son film, c’est-à-dire la mise à mort des immigrants d’Europe de l’Est par les propriétaires de la jeune Amérique». Le crime, plutôt que le rêve américain. Melville a lui aussi connu l’échec et l’opprobre pour avoir écrit «depuis la vérité». La recherche du «daim blanc de la vérité» obsède donc Tiens ferme ta couronne. La chasse en est l’allégorie dominante, mais le chasseur, ici, ne tue pas, à l’image de Robert De Niro dans The Deer Hunter, qui épargne le cerf apparu dans son viseur. Seul le voisin du narrateur, Tot (mort, en allemand) chasse pour tuer, d’ailleurs il a des armes chez lui, c’est l’occasion d’apprendre l’existence des carabines Haenel.

    Le narrateur regarde en boucle Apocalypse Now, à quoi le mène The Deer Hunter, qui envoie De Niro et Christopher Walken dans l’enfer vietnamien. Haenel décrit quelques scènes du film de Coppola, il décrit aussi les plus forts moments de la Porte du paradis et de The Deer Hunter. Il ne se contente pas de raconter - très bien - plan par plan. Il cherche quelque chose : «Oui, j’étais assez fou pour croire qu’un secret circule à travers des films ; assez fou pour imaginer qu’il soit possible d’y accéder, et même d’en recevoir des lumières. Ce secret, je l’avais cherché à travers les films de Michael Cimino, et voici que la recherche s’élargissait encore, car la vérité est comme le corps immense des déesses : elle est là et pas là - on la voit et on ne la voit pas.» Diane, déesse chasseresse, surprise dans son bain par Actéon, le transforme en cerf que les chiens dévorent. Elle retourne contre l’assassin le regard qu’il lui destinait. Diane est le corps blanc convoité - le daim de la vérité.

    Ecran plat

    Mais le narrateur de Tiens ferme ta couronne ne passe pas tout le livre à la poursuite d’une chimère. Le voisin lui a confié la garde de son dalmatien en échange d’un écran plat où il est plus agréable de visionner des chefs-d’œuvre que sur l’ordinateur. D’autre part, la directrice du Musée de la chasse, à Paris, est une femme charmante, Léna. Le dalmatien disparaît, il va falloir le chercher. Puis il va falloir joindre Léna. Beaucoup d’agitation en perspective, un vrai film burlesque. «Il me semble parfois que je me jette délibérément un sort, pour voir comment je serai capable de le briser : c’est ma manière de vivre ce roman.»

    Auparavant, notre romancier scénariste obtient le numéro de Cimino, auprès d’un producteur qui se trouve être celui de Leos Carax pour un film où joue Isabelle Huppert. Dans une étourdissante séquence d’une centaine de pages qui se passe chez Bofinger, le dalmatien fait des siennes, Huppert raconte le tournage de la Porte du paradis, et notre héros revient sur la journée, à New York, où il avait rendez-vous avec Michael Cimino. D’abord, il ne l’a pas reconnu, car c’était une femme, ensuite ils se sont très bien entendu. Le Français avait apporté le livre demandé, celui de Lyotard sur Malraux, et Cimino lui a fait découvrir l’auteur de Témoignage, Charles Reznikoff, un nom qui rejoint la galaxie. Toutes les œuvres américaines évoquées dans Tiens ferme ta couronne ont un lien avec «notre époque d’extermination».

    Claire Devarrieux (Libération, oct. 2017)

     

    Lu en avril 2018 (Mediathèque municipale de Labarthe-sur-Lèze)

     

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